Décision n° 448-R-2004

le 13 août 2004

le 13 août 2004

DEMANDE présentée par la municipalité régionale de Durham en vertu de l'article 102 de la Loi sur les transports au Canada, L.C. (1996), ch. 10, en vue d'obtenir un passage croisant la voie ferrée de la Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada au point milliaire 295,20 de la subdivision Kingston ou à proximité de ce point, dans la municipalité régionale de Durham (Ontario).

Référence no R8050/495-295.20


DEMANDE

[1] Le 16 février 2004, la municipalité régionale de Durham (ci-après la demanderesse) a déposé auprès de l'Office des transports du Canada (ci-après l'Office) la demande énoncée dans l'intitulé.

[2] Par lettre du 23 avril 2004, la Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada (ci-après CN) a demandé des renseignements à la demanderesse, en vertu de l'article 19 des Règles générales de l'Office national des transports, DORS/88-23 (ci-après les Règles générales), et une prorogation du délai fixé pour déposer sa réponse à la demande dans l'attente de la réponse à sa demande de renseignements.

[3] Par la décision no LET-R-123-2004 du 29 avril 2004, l'Office a fixé le délai dans lequel la demanderesse devait répondre à la demande de renseignements et prorogé les délais pour le dépôt de la réponse de CN à la demande et celui de la réplique de la demanderesse à la réponse de CN.

[4] La demanderesse a répondu à la demande de renseignements le 6 mai 2004. CN a déposé sa réponse à la demande le 20 mai 2004; et la demanderesse y a répliqué le 28 mai 2004.

[5] Par la décision no LET-R-164-2004 du 18 juin 2004, l'Office, en vertu de l'article 25 de la Loi sur les transports au Canada (ci-après la LTC) et du paragraphe 18(1) des Règles générales, a exigé de CN qu'elle dépose des documents additionnels auprès de l'Office et fourni à la demanderesse l'occasion de répondre à l'exposé de CN. La réponse de CN a été reçue le 22 juin 2004 et les observations de la demanderesse ont été reçues le 25 juin 2004.

FAITS

[6] La demanderesse entend construire et exploiter une grande usine d'épuration sur la propriété qu'elle a récemment achetée dans la municipalité de Clarington (anciennement le canton de Darlington), près d'Oshawa (Ontario). La propriété en question est séparée en deux parcelles par une ligne de chemin de fer. Le passage demandé au point milliaire 295,20 ou à proximité de ce dernier donnera accès à la parcelle sud, où l'usine doit être construite. Après que la demanderesse ait acheté la terre visée, CN a fermé deux passages privés qui permettaient d'accéder à la parcelle sud.

[7] En septembre 1854, la Grand Trunk Railway Company of Canada (ci-après la GTR), prédécesseure de CN, a acheté 1,16 acre de terre décrite comme faisant partie du lot 28 de la concession à front interrompu du canton de Darlington (ci-après l'emprise de 1854) à Richard Osborne pour y construire une ligne de chemin de fer. Elle l'y a construite et a ainsi séparé la terre en question en parcelles nord et sud.

[8] Dans une transaction datée du 10 juin 1903, la GTR a acheté une partie des lots 27 et 28 à Richard Edwin Osborne, descendant et héritier de Richard Osborne, afin de déplacer la ligne de chemin de fer pour doubler la voie ferrée entre Montréal (Québec) et Toronto (Ontario). Cette parcelle (ci-après l'emprise de 1903) se trouve au sud de l'emprise de 1854, et la ligne de chemin de fer y a été déplacée vers 1903.

[9] Le passage demandé se trouverait sur l'emprise de 1903, et la demanderesse est la détentrice actuelle du titre de propriété de la terre située de chaque côté de l'emplacement de ce passage (ci-après la terre visée). La propriété de cette dernière a été continue depuis le transfert de l'emprise de 1903 par Richard Edwin Osborne.

QUESTION

[10] L'Office doit déterminer si la demanderesse a droit à un passage au point milliaire 295,20 de la subdivision Kingston de CN ou à proximité de ce dernier aux termes de l'article 102 de la LTC.

POSITIONS DES PARTIES

La demanderesse

[11] La demanderesse déclare que sa propriété est séparée par la ligne de chemin de fer que l'on a fait passer en 1903 lorsque le propriétaire de l'époque a cédé cette propriété à la GTR. La demanderesse fait valoir qu'elle a besoin du passage demandé pour accéder à ses terres situées au sud de l'emprise de 1903. Lorsque la demanderesse a acheté la terre visée en 2003, la parcelle sud était accessible par deux passages privés que CN avait accordés aux prédécesseurs en titre de la demanderesse. Selon cette dernière, CN l'a toutefois avisée en décembre 2003 qu'elle avait décidé unilatéralement de fermer ces passages, ce qui n'assurait pas à la demanderesse le plein usage et la pleine jouissance de sa propriété, et notamment de la parcelle sud. Une voie publique qui passe sous Courtice Road à l'ouest de la terre visée donne bien accès à la parcelle sud de la demanderesse, mais ce passage inférieur est trop petit pour les véhicules qui seront nécessaires pour la construction et l'exploitation de l'usine : il ne donne donc pas convenablement accès à la terre visée.

CN

[12] CN soutient que l'Office devrait rejeter la demande puisqu'il y a plusieurs preuves que la demanderesse n'a pas droit à un passage privé à l'endroit en question aux termes de la loi.

[13] Pour commencer, CN affirme qu'il ne s'agit pas d'un passage privé, mais, de fait, d'un passage public. Elle fait observer que la demanderesse entend utiliser ce passage pour accéder à une usine d'épuration, installation construite dans le seul intérêt public. Selon CN, les prédécesseurs de l'Office ont établi qu'un passage est privé si les terres situées de chaque côté appartiennent à un particulier. En l'espèce, la terre visée, qui se trouve de chaque côté de l'emprise de 1903, appartient toutefois au domaine public. CN ajoute que le tracé proposé du passage s'écarte de l'emprise routière qui a été réservée à l'origine sur la ligne de chemin de fer au moment de la construction de cette dernière. CN estime que la demanderesse aurait pu éviter la situation actuelle en choisissant d'utiliser le tracé de la réserve routière initiale et de faire déterminer la répartition des coûts par l'Office en vertu de l'article 101 de la LTC, article applicable aux passages publics. CN allègue que la demanderesse essaie plutôt d'obtenir le même résultat (c.-à-d. un passage qui croise la ligne de chemin de fer) en application de l'article 102 de la LTC, mais qu'aux termes de ce dernier, le passage serait construit aux frais de la compagnie de chemin de fer.

[14] En outre, même si le passage était réputé être un passage privé, CN soutient que le droit à un passage prévu par l'article 102 de la LTC ne peut être accordé à la demanderesse puisqu'elle est un organisme public. CN déclare que la version antérieure de l'article 102 de la LTC est l'article 215 de la Loi sur les chemins de fer, L.R.C. (1985), ch. [R-3] (ci-après la loi de 1985), selon lequel la compagnie de chemin de fer devait faire « sur les terrains que traverse son chemin de fer, à l'usage des propriétaires de ces terres, » des passages croisant la voie ferrée. CN prétend donc que l'article 102 de la LTC, précédé de l'intertitre « Passages », vise à accorder des droits aux personnes physiques ou morales ou aux deux groupes. CN fait valoir que « l'extension de ce droit aux organismes publics » [traduction] dépasserait l'esprit de la LTC et qu'en amenant l'argument de la demanderesse à sa conclusion logique, on permettrait aux organismes publics d'acheter simplement les terres privées situées de chaque côté d'une ligne de chemin de fer, de faire construire un passage aux frais de la compagnie de chemin de fer (aux termes de l'article 102), puis de transformer le passage privé en passage public.

[15] De plus, CN déclare qu'aucun droit à un passage, prévu par la loi ou non, n'a jamais existé à l'endroit en question. CN fait remarquer que la première ligne remonte à 1856 et que le propriétaire de toute terre qu'une ligne de chemin de fer a séparée avant l'adoption de l'Acte des chemins de fer, S.C. 1888, ch. 29 (ci-après la loi de 1888) n'a pas droit à un passage sur la ligne de chemin de fer en vertu de la loi. CN ajoute qu'un propriétaire foncier n'avait pas alors droit à un passage en common law, mais que ce propriétaire pouvait se réserver expressément le droit à un passage en négociant la vente de la terre avec la compagnie de chemin de fer et que ce droit se reflétait dans la valeur de la terre.

[16] Aussi CN soutient que Richard Osborne, ancien propriétaire de la terre visée, a préféré ne pas se réserver expressément le droit à un passage sur la ligne de chemin de fer lorsqu'il a cédé une partie de cette terre à la GTR en 1854 et séparé ainsi sa terre. Par conséquent, CN déclare qu'il n'y avait aucun droit à un passage sur l'emprise de 1854 et qu'aucun droit de franchir la ligne de chemin de fer, que ce soit la première ou la seconde, n'a pu être transmis aux propriétaires suivants de la terre visée. CN prétend que le prix d'achat que la GTR a payé à Richard Osborne reflétait une compensation des conséquences de la séparation de la terre par la ligne de chemin de fer et de la perte d'accès correspondante.

[17] CN allègue que l'absence d'accès à l'autre côté de la ligne de chemin de fer se voulait permanente et que le droit de la compagnie de chemin de fer à séparer la terre sans donner accès à l'autre côté de l'emprise de 1854, acquis à titre onéreux, devrait donc rester intact et être rattaché à la ligne de chemin de fer que l'on a construite sur l'emprise de 1903 et qui a aussi séparé la terre visée. Selon CN, tout comme les droits d'ancienneté peuvent suivre un passage déplacé pour tenir compte d'une déviation routière, le droit à un passage devrait suivre une ligne de chemin de fer déplacée sur la même propriété.

[18] Subsidiairement, même si le droit à un passage prévu par la loi passait pour avoir été acquis lors du déplacement de la ligne de chemin de fer, CN soutient que Richard Edwin Osborne a renoncé expressément à ce droit dans l'acte formaliste par lequel il a cédé l'emprise de 1903 à la GTR pour ce déplacement. CN réitère donc que la GTR a accordé un dédommagement pécuniaire intéressant au propriétaire, Richard Edwin Osborne, pour toute perte économique liée à la perte de l'accès à l'autre côté de la ligne. CN fait remarquer que l'acte formaliste du 10 juin 1903 précise que la partie de première part (les prédécesseurs en titre de la demanderesse) signera tout acte de transport nécessaire en droit pour transmettre à la GTR tous les titres, droits et privilèges qu'elle a ou qu'elle viendra à acquérir à cet égard aux termes de la loi de 1888. CN prétend que le droit à un passage de ferme étant l'un des rares droits reconnus alors aux propriétaires de biens-fonds privés, le fait que Richard Edwin Osborne a transmis des droits futurs prévus par l'Acte des chemins de fer à la GTR dans l'acte formaliste bilatéral démontre que le prédécesseur en titre de la demanderesse a renoncé expressément au droit à un passage prévu par la loi.

Réplique de la demanderesse

[19] Selon la demanderesse, il n'y a « aucune disposition de l'article 102 qui empêche un organisme public d'exercer son droit de propriétaire d'une terre séparée par une ligne de chemin de fer » [traduction]. De plus, « l'article 102 de la Loi parle de la terre d'un "propriétaire ". Il n'établit pas de distinction entre un particulier et un propriétaire collectif » [traduction]. L'article 215 de la loi de 1985 parle de la compagnie de chemin de fer qui fait « sur les terres que traverse son chemin de fer, à l'usage des propriétaires de ces terres » des passages croisant la voie ferrée. Selon la demanderesse, le paragraphe 35(1) de la Loi d'interprétation fédérale, L.R.C. (1985), ch. I-21, définit le terme « person (1) » (Terme, dans la version anglaise de l'article 215 de la loi de 1985, qui correspond au terme « propriétaire » de la version française.) en ces termes : « Personne physique ou morale; l'une et l'autre notions sont visées dans des formulations générales, impersonnelles ou comportant des pronoms ou adjectifs indéfinis. »

[20] En ce qui concerne l'opinion de CN qu'il s'agit d'un passage public et non privé, la demanderesse déclare qu'elle est réputé être une « personne morale » en droit. Une telle personne peut posséder une propriété privée. Elle a l'intention de construire une usine qui sera protégée par des barrières et une clôture et à laquelle le public aura accès dans une mesure limitée. « Le public n'aura pas plus le droit de pénétrer sur cette propriété [la terre visée] que celui de pénétrer sur la propriété privée de toute autre personne morale. » [Traduction]

[21] La demanderesse reconnaît que, selon la jurisprudence, une entente peut éteindre un droit à un passage prévu par la loi. Elle estime toutefois que le libellé de cette entente doit être clair et exprès et qu'en l'absence d'un tel libellé, on ne peut supposer l'intention de renoncer à un droit prévu par la loi. La demanderesse reconnaît aussi avec CN que la capacité de renoncer expressément au droit de passage existait au moment de la cession de 1903, mais soutient que l'acte formaliste bilatéral du 10 juin1903 aurait contenu une expression claire de l'intention de renoncer à tout droit d'accès à l'autre côté de l'emprise de 1903 prévu par la loi si Richard Edwin Osborne avait eu cette intention. La demanderesse fonde sur l'affaire Harris c. Great Northern Ry. Co. (1917), 21 C.R.C. 193, son opinion que, dans le contexte de la demande à l'étude, « le prédécesseur de la demanderesse n'ayant pas renoncé expressément à son droit à un passage de ferme, on ne doit pas inférer qu'il en avait l'intention. » [Traduction]

[22] La demanderesse ajoute que la clause particulière de l'acte formaliste du 10 juin 1903 que CN dit prouver que Richard Edwin Osborne a renoncé à tout droit d'accès prévu par la loi, « est tout bonnement une clause de transport […] ambigüe quant à son objet et à l'intention des parties » [traduction] et ne témoigne donc pas d'une renonciation claire et expresse au droit à un passage de ferme prévu par la loi. La demanderesse fait remarquer qu'aucun acte enregistré au titre de propriété indique qu'un des prédécesseurs en titre de la demanderesse ait jamais renoncé expressément à tout droit à un passage prévu par la loi.

[23] La demanderesse qualifie aussi les deux passages privés de l'emprise de 1903 que CN a fermés en décembre 2003 après qu'elle ait acheté les terres, de passages de ferme qui existaient depuis passablement longtemps. Elle soutient que leur existence ne cadre pas avec l'affirmation que les prédécesseurs de la demanderesse ont renoncé à tout droit à un passage prévu par l'Acte des chemins de fer.

ANALYSE ET CONSTATATIONS

[24] Pour en arriver à ses constatations, l'Office a tenu compte de tous les éléments de preuve soumis par les parties au cours des plaidoiries.

Question préliminaire

[25] L'Office constate que CN doute dans son exposé que la demanderesse puisse se prévaloir de l'article 102 de la LTC. CN a soutenu que l'Office devait rejeter la présente demande, telle que la demanderesse l'avait déposée, pour diverses raisons, dont les suivantes : i) le passage demandé était public plutôt que privé; et ii) en tant qu'organisme public, la demanderesse ne bénéficiait pas des droits accordés par l'article 102 de la LTC.

[26] En ce qui concerne l'allégation de CN qu'il ne s'agit pas d'un passage privé, l'Office constate que la LTC ne définit ni le « passage privé » ni le « passage public ». Les articles 102 et 103 de la LTC, précédés de l'intertitre « Passages », régissent en général les situations où le propriétaire d'une terre demande accès à sa propriété, tandis que l'article 101, sous l'intertitre « Franchissement routier et par desserte », traite en général des passages destinés au grand public. L'Office remarque aussi que la demanderesse en l'espèce est l'organisme public à qui la terre visée appartient, mais qu'elle a fait savoir que le passage servirait à accéder à la parcelle de la terre visée située au sud de l'emprise de 1903 pour construire l'usine et l'exploiter et que l'accès de ce passage serait protégé et donc fermé au grand public.

[27] L'Office note aussi que CN estime que l'article 101 de la LTC, qui traite des ententes concernant la construction, l'entretien ou la répartition des coûts d'un franchissement routier ou par desserte, est l'article que la demanderesse aurait dû choisir d'invoquer puisqu'il se rapporte aux passages mettant en cause une autorité responsable du service de la voirie, telle la demanderesse. L'Office est toutefois d'avis que la LTC ne restreint pas l'application de l'article 101 de la LTC aux passages publics. En fait, cet article parle de franchissement routier, le terme « route » étant défini ainsi : « Voie terrestre -- publique ou non -- pour véhicules ou piétons. » L'Office remarque toutefois que cet article fixe bien une limite : le paragraphe 101(5) précise que l'article 101 ne s'applique pas dans les cas où les articles 102 ou 103 s'appliquent. De plus, l'Office estime que l'article 102 de la LTC s'applique dans les cas où le propriétaire d'une terre à travers laquelle une compagnie de chemin de fer fait passer une ligne demande à cette compagnie de construire un passage convenable qui lui assure la jouissance de sa terre. L'Office juge donc que la distinction que CN établit entre les passages publics et privés ne détermine pas l'application de l'article 102 de la LTC à la situation particulière définie en l'espèce.

[28] En second lieu, l'Office prend note que CN soutient qu'en tant qu'organisme public, la demanderesse ne peut bénéficier des droits accordés par l'article 102 de la LTC. L'Office constate toutefois que cet article a, entre autres, la teneur suivante : « La compagnie de chemin de fer qui fait passer une ligne à travers la terre d'un propriétaire » et que la LTC ne définit pas le terme « propriétaire ». L'Office remarque aussi qu'il a déjà accepté des demandes que des organismes publics avaient faites en application de cet article. Dans l'arrêté no 1997-R-299 du 20 mai 1997, par exemple, il a déterminé, entre autres, que l'article 102 de la LTC était la disposition qui s'appliquait dans l'affaire. L'Office constate que cet arrêté se rapportait à une situation où Sa Majesté la Reine du chef de la province d'Ontario, représentée par le ministre des Richesses naturelles (ci-après la Couronne), avait délivré un permis à une personne morale pour la coupe de ressources de bois d'œuvre de la Couronne sur la terre visée de la Couronne. En application de l'article 102 de la LTC, la Couronne et la personne morale avaient soumis une demande commune où CN était l'intimée. Dans ce cas-là, attendu que la Couronne était la propriétaire des terres que la ligne de chemin de fer séparait et où le passage devait être construit, que la route donnant accès au passage n'allait pas être ouverte au grand public, que des mesures allaient être prises pour en interdire l'accès aux personnes étrangères aux activités de la personne morale susmentionnée, l'Office a déterminé que l'article 102 était la disposition applicable. Par conséquent, l'Office détermine qu'en l'espèce, la demanderesse, étant propriétaire de la terre visée, a la qualité nécessaire pour déposer une demande en application de cet article.

Analyse et constatations

[29] L'Office constate qu'un droit à un passage est créé par l'article 102 de la LTC en faveur du propriétaire de la terre à travers laquelle une compagnie de chemin de fer fait passer une ligne et que cette compagnie est alors tenue de par la loi, sur demande de celui-ci, de construire un passage convenable qui lui assure la jouissance de sa terre.

[30] Depuis l'adoption de la LTC en 1996, l'Office a constamment appliqué l'article 102 de la LTC comme une prolongation de l'article 215 de la loi de 1985 et de ses versions antérieures dans les lois sur les chemins de fer, y compris l'article 191 de la loi de 1888, en tenant compte des modifications de la loi, tel le remplacement du passage « pour les besoins de la ferme » par un passage qui « assure [au propriétaire] la jouissance de sa terre ». L'Office constate qu'avant la loi de 1888, le droit canadien n'accordait pas aux propriétaires fonciers le droit à un passage. En effet, l'article 191 de la loi de 1888 a instauré « de plein droit » le droit des propriétaires fonciers à un passage dans les cas où une ligne de chemin de fer coupait leurs terres. Cet article avait la teneur suivante :

Chaque compagnie fera, pour les personnes dont le chemin de fer coupe les terres, des chemins de traverse convenables et commodes pour permettre aux ustensiles et charrettes des cultivateurs et autres véhicules de traverser la voie.

[31] L'Office remarque que depuis l'instauration de ce droit à un passage, on a reconnu que les cours et tribunaux avaient établi des principes généraux relativement à de tels passages dans certains précédents jurisprudentiels. Par exemple, on reconnaît maintenant que ce droit à un passage est rattaché à la terre elle-même plutôt que d'être le droit personnel d'un propriétaire foncier donné et qu'il n'y a pas de délai pour le revendiquer; ce droit n'est pas amoindri par le temps écoulé avant sa revendication (Crozier c. C.P.R., 28 C.R.C. 157). De plus, on convient que la préservation de ce droit dépend de la possession continue des parcelles situées de chaque côté du chemin de fer, que ce soit par le détenteur initial ou les détenteurs successeurs du titre de propriété (Hillhouse c. C.P.R., 17 C.R.C. 427). Il est en outre établi qu'il est possible de renoncer à ce droit à un passage par entente ou abandon exprès (McAuley c. C.P.R., 26 C.R.C. 316) ou par une entente satisfaisante prouvée autrement, et qu'un tel droit ne doit pas être annulé par inférence (Harris c. Great Northern Ry. Co., 1917 21 C.R.C. 173).

[32] Dans son examen du fond de la demande à l'étude, l'Office doit répondre aux questions suivantes :

  1. La loi a-t-elle jamais créé le droit de traverser l'emprise de 1903 à l'endroit en question en faveur d'un détenteur du titre de propriété de la terre visée?
  2. S'il a déjà existé, ce droit a-t-il été conservé depuis lors en faveur des détenteurs successifs du titre de propriété, jusqu'à et y compris la demanderesse?

1) Origine du droit prévu par la loi

[33] L'Office note que la demanderesse est d'avis que, la seconde ligne de chemin de fer étant passée à travers la terre visée après 1888, elle a le droit de réclamer un passage en application de l'article 102 de la LTC pour autant qu'elle établit avec succès que les autres prescriptions de cet article sont respectées. L'Office remarque aussi que CN soutient qu'étant donné qu'aucun droit à un passage n'existait sur la « première » ligne de chemin de fer construite à travers la terre visée en 1856, un déplacement de cette ligne, même un qui est survenu après 1888, ne peut fonder un nouveau droit à un passage. De plus, en ce qui concerne en particulier la construction de la ligne en 1856, CN a avancé que le « droit » de séparer la terre visée sans assurer d'accès devait rester intact et être rattaché à la ligne construite après 1888 à travers la même propriété, puisque l'acte formaliste de septembre 1854 prouve que la GTR a payé Richard Osborne en contrepartie de ce droit. CN soutient ainsi que l'article 102 de la LTC ne s'applique pas en l'espèce, aucun droit prévu par la loi n'ayant jamais été créé en faveur du détenteur du titre de propriété de l'époque par suite du déplacement de la ligne de chemin de fer.

[34] Comme il l'a mentionné plus haut, l'Office fait remarquer qu'il a constamment appliqué l'article 102 de la LTC comme une prolongation de l'article 215 de la loi de 1985 et de ses versions antérieures dans les lois sur les chemins de fer, y compris l'article 191 de la loi de 1888. De plus, il est d'avis que, dans le contexte de la demande à l'étude, il faut d'abord déterminer si un droit prévu par la loi a été créé en faveur de Richard Edwin Osborne par le déplacement de la ligne de chemin de fer vers 1903 pour que la demanderesse ait droit à un passage en application de l'article 102 de la LTC.

[35] À cet égard, l'Office constate que l'article 191 de la loi de 1888, qui était la loi applicable à l'époque du déplacement de la ligne de chemin de fer et qui a instauré le droit à de tels passages, parle simplement de l'obligation qu'a la compagnie de chemin de fer envers les personnes dont « le chemin de fer coupe les terres » [soulignement ajouté]. Elle ne fait pas de distinction entre une « première » ligne de chemin de fer et une ligne de chemin de fer « déplacée ». En effet, l'Office estime qu'en application de la règle bien établie du sens ordinaire des mots en matière d'interprétation législative (R. c. Gladue [1999], 171 D.L.R. [4e]), le sens littéral de l'article 191 de la loi de 1888 est clair : cet article porte que chaque compagnie de chemin de fer aura l'obligation de construire des passages lorsque son chemin de fer coupera les terres d'une personne. Cette disposition ne fait pas de distinction entre une première ligne de chemin de fer et une ligne de chemin de fer déplacée : par conséquent, elle s'applique également aux deux.

[36] L'Office estime donc que le fait qu'une ligne de chemin de fer est une « première » ligne de chemin de fer ou une ligne de chemin de fer « déplacée » n'a rien à voir avec l'application de l'article 191 pour définir l'origine du droit d'un propriétaire foncier à un passage. L'Office constate toutefois en l'espèce que la « première » ligne de chemin de fer a été construite avant l'adoption de la loi de 1888 et que seule la seconde ligne de chemin de fer a été construite après cette adoption. L'article 191 de la loi de 1888 ne s'applique donc en l'espèce qu'à la seconde ligne de chemin de fer.

[37] Par conséquent, l'Office détermine que l'article 191 de la loi de 1888 a créé un droit en faveur du propriétaire de l'époque, Richard Edwin Osborne, puisque la seconde ligne de chemin de fer a coupé la terre visée vers 1903.

2) Conservation du droit prévu par la loi

[38] Ayant déterminé que la loi a créé un droit à un passage en faveur de Richard Edwin Osborne par suite du déplacement de la ligne de chemin de fer, l'Office doit maintenant déterminer si ce droit a été conservé depuis lors et si, par conséquent, il fait partie de la série de droits rattachée à la terre visée, qui appartient maintenant à la demanderesse.

[39] À cet égard, l'Office constate que les parties ne contestent pas que la propriété de la terre visée, située des deux côtés de la seconde ligne de chemin de fer, ait été continue depuis 1903. Cependant, il remarque que les parties ne conviennent pas que le droit en question s'est éteint par entente ou abandon exprès. La demanderesse a soutenu que le droit prévu par la loi et créé en faveur de Richard Edwin Osborne par le déplacement de la ligne de chemin de fer sur la terre visée n'avait jamais été éteint, que ce soit par l'acte formaliste pertinent du 10 juin 1903, enregistré au bureau d'enregistrement à l'égard du titre de la terre visée, ou autrement. Elle a ajouté que ce droit, n'ayant pas été éteint, se rattachait encore à la terre visée et faisait partie de la série de droits que la demanderesse avait obtenue en achetant cette terre. Par contraste, CN a soutenu que Richard Edwin Osborne avait renoncé expressément au droit à un passage, si ce droit passait pour avoir existé à l'égard de la terre visée, dans l'acte formaliste du 10 juin 1903 par lequel il cédait l'emprise de la seconde ligne de chemin de fer à la GTR.

[40] L'Office constate que les parties invoquent toutes deux la même clause de l'acte formaliste du 10 juin 1903 à l'appui de leurs positions respectives à l'égard de la renonciation expresse du droit à un passage prévu par la loi. Dans cet acte où Richard Edwin Osborne est la partie de première part et la GTR, la partie de deuxième part, cette clause a la teneur suivante :

La partie de première part convient avec les parties de deuxième part qu'elle obtiendra, fera et signera tout acte de cession nécessaire en droit ou en équité pour transmettre à ladite compagnie tous les titres, droits et privilèges qu'elle a auxdites terres ou qu'elle viendra à cet effet à acquérir à leur égard aux termes de l'Acte des chemins de fer, et qu'au besoin, elle donnera les autres assurances exigées.

[41] L'Office note que CN a soutenu que la teneur de cette clause, et notamment le libellé « qu'elle viendra à cet effet à acquérir à leur égard aux termes de l'Acte des chemins de fer », établit clairement que Richard Edwin Osborne renonçait expressément à tout droit acquis aux termes de l'Acte des chemins de fer, y compris tout droit à un passage prévu par la loi. CN a en outre maintenu que le montant considérable que la GTR a payé pour acheter l'emprise fournit une autre preuve que tout droit à un passage prévu par la loi devait s'éteindre de ce fait.

[42] L'Office constate que la demanderesse a invoqué dans sa réplique diverses raisons pour lesquelles il ne fallait pas tenir ladite clause pour une renonciation expresse de Richard Edwin Osborne au droit à un passage que la loi lui accordait. La demanderesse a soutenu que cette clause ne se rapportait qu'à la cession de tous les intérêts que Richard Edwin Osborne avait dans l'emprise de 1903 à la GTR, qu'elle n'avait pas de libellé clair et précis qui manifestait l'intention d'éteindre un droit prévu par la loi et qu'elle ne reflétait qu'un engagement personnel de Richard Edwin Osborne envers la GTR plutôt qu'une clause restrictive liée à la terre visée. Comme la clause figurait dans une formule type d'acte formaliste utilisée par la GTR, la demanderesse affirmait qu'il fallait en interpréter toute ambiguïté à l'encontre de la GTR.

[43] Dans le contexte de la demande à l'étude, l'Office est d'avis qu'une fois établi le fait que la loi a créé un droit à un passage à l'égard de la terre en question et une fois vérifiée la propriété continue de cette dernière, il incombe à l'intimé de réfuter, si possible, la revendication de ce droit par la demanderesse et de faire valoir les raisons pour lesquelles elle n'a pas conservé ce droit depuis lors. À cet égard, l'Office remarque, comme il l'a indiqué plus haut, qu'on a déjà établi qu'il était possible de renoncer à ce droit à un passage par entente ou abandon exprès ou par une entente satisfaisante prouvée autrement, et qu'un tel droit ne devait pas être annulé par inférence. L'Office estime en outre que la nature même du droit à un passage, celle d'un droit accordé par la loi, est la preuve que le Parlement reconnaît que le droit d'un propriétaire foncier à un passage dans les situations en question est si fondamental que la loi doit le protéger.

[44] L'Office juge que CN n'a pas démontré que le droit à un passage prévu par la loi en faveur de Richard Edwin Osborne s'était expressément éteint. L'acte formaliste prévoit clairement que Richard Edwin Osborne « fera et signera tout acte de transport nécessaire », mais rien ne prouve que les parties compétentes aient signé un tel acte de transport par la suite. Décider que le libellé de l'acte formaliste suffit à lui seul à éteindre le droit prévu par la loi reviendrait à accepter qu'on puisse éteindre par inférence un droit prévu par la loi. Comme l'Office l'a indiqué plus haut, cela ne serait pas conforme à l'essence des précédents de l'Office relatifs à de telles affaires. L'Office détermine donc en l'espèce que le droit prévu par la loi ne s'est pas éteint.

[45] Par conséquent, comme il n'a pas été prouvé que le droit à un passage que l'article 191 de la loi de 1888 passe pour avoir créé en faveur de Richard Edwin Osborne, s'était éteint et comme la propriété des parcelles de la terre visée situées de chaque côté de la ligne de chemin de fer a été continue depuis lors, la demanderesse, propriétaire actuelle de la terre visée, a le droit d'obtenir sur demande un passage « de plein droit » de l'actuelle compagnie de chemin de fer, CN.

[46] À la lumière de ce qui précède, l'Office a déterminé, aux termes de l'article 102 de la LTC, que la demanderesse a droit à un passage convenable à l'endroit en question et que CN doit donc, sur demande de celle-ci, construire un passage convenable qui lui assure la jouissance de sa terre.

[47] L'Office note que la demanderesse a fait valoir que le passage serait utiliser pour les fins de la construction et de l'exploitation d'une usine d'épuration sur la parcelle de la terre visée qui est située au sud de l'emprise de 1903. L'usine sera une installation protégée par une clôture et des barrières et dont l'accès sera restreint. L'Office constate aussi qu'il faut déterminer si les passages sont convenables au cas par cas, mais que la Cour d'appel fédérale a déterminé que la notion de « passage convenable » doit comporter un élément de sécurité et être un passage adéquat et approprié pour les fins auxquelles il est destiné et tenir compte de l'usage qu'en feront la demanderesse et l'intimé. (Fafard c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, [2003] FCA 243).

[48] Ayant déterminé que la demanderesse a droit à un passage convenable aux termes de l'article 102 de la LTC, l'Office constate qu'il n'avait pas besoin d'examiner certaines questions soulevées par les parties -- par exemple, la fermeture des deux passages privés qui reliaient les deux parcelles de la terre visée, faite par CN en 2003, l'incidence économique de la séparation d'une terre par la compagnie de chemin de fer, le nombre d'endroits où l'accès à une partie de la propriété était limité avant et après le déplacement de la ligne de chemin de fer et l'existence possible d'une route donnant convenablement accès à la parcelle sud de la terre visée -- pour statuer en l'espèce.

CONCLUSION

[49] Compte tenu des constatations qui précèdent, l'Office a déterminé, en application de l'article 102 de la LTC, que la demanderesse a droit à un passage convenable au point milliaire 295,20 de la subdivision Kingston ou à proximité de ce dernier. CN doit supporter les frais de construction et d'entretien.

[50] Toute autorisation accordée par l'Office ne dégage ni la demanderesse ni CN des obligations que leur impose la Loi sur la sécurité ferroviaire, L.R.C. (1985), ch. 32 (4e suppl.).

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