Décision n° 111-AT-A-2017

le 15 décembre 2017

DEMANDE présentée par Jim Triantafilou, au nom de son fils Jacob Triantafilou, contre Air Transat A.T. Inc. exerçant son activité sous le nom d’Air Transat (Air Transat).

Numéro de cas : 
17-50010

RÉSUMÉ

[1] Jim Triantafilou, au nom de son fils Jacob Triantafilou, a déposé une demande auprès de l’Office des transports du Canada (Office), en vertu du paragraphe 172(1) de la Loi sur les transports au Canada, L.C. (1996), ch. 10, modifiée (LTC) contre Air Transat concernant la décision du transporteur de faire débarquer Jacob Triantafilou après qu’il a eu deux crises d’épilepsie à bord.

[2] Pour faciliter la lecture, Jim Triantafilou sera appelé M. Triantafilou et Jacob Triantafilou sera appelé Jacob.

[3] M. Triantafilou demande des excuses officielles d’Air Transat; la levée des restrictions visant les vols ultérieurs de Jacob avec Air Transat; et un remboursement des coûts associés au vol. M. Triantafilou demande également qu’Air Transat élabore un outil valide et fiable pour mesurer la capacité ou l’incapacité de réaction.

[4] L’Office se penchera sur la question suivante :

Air Transat peut-elle éliminer l’obstacle aux possibilités de déplacement de Jacob – grâce à une modification générale de ses politiques et de ses pratiques (et leur application) ou, si la modification n’est pas possible, à une mesure d’accommodement personnalisée – sans se voir imposer une contrainte excessive?

[5] Pour les raisons énoncées ci-après, l’Office conclut qu’Air Transat peut éliminer l’obstacle aux possibilités de déplacement de Jacob sans se voir imposer une contrainte excessive. L’obstacle aux possibilités de déplacement de Jacob est donc abusif.

CONTEXTE

[6] Dans la décision n° LET-AT-A-61-2017 (décision), l’Office a conclu que Jacob est une personne ayant une déficience et qu’il a rencontré un obstacle à ses possibilités de déplacement. Plus précisément, l’Office a conclu que :

  • Jacob a été débarqué du vol du 11 août 2016 à cause de la recommandation de MedLink, un service offert à Air Transat par la compagnie MedAire;
  • le personnel d’Air Transat n’a pas transmis à MedLink tous les renseignements que la famille Triantafilou lui avait communiqués;
  • il est raisonnable de s’attendre à ce que, sans d’autres explications de la part du personnel d’Air Transat, l’autorisation par Air Transat d’administrer un sédatif à Jacob aurait représenté une acceptation générale des effets du sédatif;
  • Air Transat a exigé que Jacob obtienne un certificat médical attestant de son aptitude à voyager en aéronef avant tout vol ultérieur, mais cette condition a par la suite été levée sans explication;
  • le processus ayant mené à la recommandation par MedLink selon laquelle Jacob soit débarqué de l’aéronef semble comporter des lacunes;
  • les conditions qu’Air Transat impose aux futurs déplacements de Jacob semblent manquer de cohérence.

LA LOI

[7] La demande a été déposée en vertu du paragraphe 172(1) de la LTC, qui prévoit ce qui suit :

Même en l’absence de disposition réglementaire applicable, l’Office peut, sur demande, enquêter sur toute question relative à l’un des domaines visés au paragraphe 170(1) pour déterminer s’il existe un obstacle abusif aux possibilités de déplacement des personnes ayant une déficience.

[8] L’Office applique une approche en trois volets pour déterminer s’il y a un obstacle abusif aux possibilités de déplacement des personnes ayant une déficience.

[9] D’abord, l’Office considère si le demandeur, ou la personne au nom de laquelle la demande est déposée, est une personne ayant une déficience au sens de la partie V de la LTC.

[10] Deuxièmement, si l’Office détermine que le demandeur, ou la personne au nom de laquelle la demande est déposée, est une personne ayant une déficience au sens de la partie V de la LTC, l’Office détermine si elle a rencontré un obstacle. Un obstacle est une règle, une politique, une pratique ou une structure physique ayant pour effet de priver une personne ayant une déficience de l’égalité d’accès aux services qui sont normalement accessibles aux autres utilisateurs du réseau de transport fédéral.

[11] Troisièmement, si l’Office détermine que le demandeur est une personne ayant une déficience et qu’elle a rencontré un obstacle, l’Office évalue si le défendeur peut, sans se voir imposer une contrainte excessive, éliminer l’obstacle grâce à une modification générale à la règle, à la politique, à la pratique ou à la structure physique ou, si la modification n’est pas possible, à une mesure d’accommodement.

[12] Dans la présente décision, l’Office se penchera sur la troisième question susmentionnée.

POSITIONS DES PARTIES

Position d’Air Transat

[13] Air Transat prétend que l’Office, en déterminant que Jacob n’aurait pas dû être débarqué après avoir fait une crise d’épilepsie et reçu un sédatif, semble avoir utilisé son jugement plutôt que l’opinion médicale du service MedAire d’Air Transat. Air Transat affirme que la mesure appropriée consiste toujours à communiquer avec MedAire et à respecter son opinion médicale lors d’une situation médicale à bord. Air Transat fait valoir qu’il serait déraisonnable de changer sa politique ou ses pratiques.

[14] En ce qui a trait à la communication des renseignements médicaux à MedAire, Air Transat indique que la preuve n’appuie pas l’affirmation de l’Office selon laquelle MedAire n’a pas été informée que Jacob ne voyageait pas seul. Air Transat affirme plutôt que MedAire a été informée du contraire dans l’opinion médicale dans laquelle il est mentionné que Jacob a reçu du diazépam par voie rectale, ce qui indique qu’il était accompagné. Air Transat fait également valoir que, même si Jacob était accompagné de sa famille au cours du vol, une certaine formation médicale pourrait être nécessaire pour intervenir dans une situation d’urgence où les passagers doivent rester assis et laisser leur ceinture de sécurité bouclée.

[15] Air Transat admet que, dans ce cas particulier, il aurait peut-être été préférable de communiquer avec MedAire avant de permettre l’administration d’un sédatif à Jacob. Air Transat note toutefois que rien n’indique que MedAire aurait déclaré Jacob apte à voyager si le sédatif ne lui avait pas été administré. Air Transat affirme que l’incapacité de réaction peut comprendre divers degrés et que le fait d’être fatigué et très somnolent ainsi que d’avoir de la difficulté à se lever, comme c’était le cas de Jacob, peut facilement être considéré comme étant un tel degré d’incapacité de réaction.

[16] Air Transat affirme qu’elle continuera de considérer l’aptitude de Jacob à voyager en fonction de sa capacité de réaction (ou de son niveau de somnolence), qu’elle associe à sa capacité de réagir en cas d’une situation d’urgence. Air Transat ajoute qu’elle devrait continuer d’exiger que Jacob prenne ses médicaments pour réduire au minimum le risque possible de crises d’épilepsie à bord, et que sa décision finale sera fondée sur la capacité de réaction de Jacob au moment où il embarquera dans l’aéronef.

Position de M. Triantafilou

[17] M. Triantafilou ne prétend pas qu’il est déraisonnable de faire débarquer un passager qui n’a pas de réaction en situation d’urgence médicale. Il fait plutôt valoir que dans la situation de Jacob, les actions d’Air Transat étaient fondées sur des perceptions préjudiciables envers les personnes épileptiques. M. Triantafilou soutient qu’Air Transat n’a pas déposé de preuve pour appuyer son argument selon lequel Jacob était incapable de réagir, et qu’il n’y a aucune référence à une quelconque incapacité de réaction dans le document de MedAire où sont consignés les renseignements sur l’incident, non plus dans le document sur l’incident vécu par le passager, ni dans les rapports de l’équipe au sol de l’aéroport Gatwick. M. Triantafilou affirme qu’Air Transat n’a pas effectué d’évaluation pour conclure que Jacob était incapable de réagir, et que son incapacité de réaction était qualitativement différente de celle du passager assis derrière lui qui faisait une sieste ou du passager assis devant lui qui consommait de l’alcool.

[18] En réponse à l’affirmation d’Air Transat selon laquelle sa décision finale relativement à l’aptitude de Jacob à voyager sera fondée sur la capacité de réaction de ce dernier au moment où il embarquera dans l’aéronef, M. Triantafilou indique que Jacob collaborera pleinement pour satisfaire aux exigences lorsqu’Air Transat aura conçu un outil d’évaluation valide et fiable pour mesurer la capacité de réaction, et lorsque cet outil sera appliqué à tous les passagers qui pourraient représenter un risque médical à bord, y compris les personnes épileptiques.

ANALYSE ET DÉTERMINATION

Air Transat peut-elle éliminer l’obstacle aux possibilités de déplacement de Jacob – grâce à une modification générale de ses politiques et de ses pratiques (et leur application) ou, si la modification n’est pas possible, à une mesure d’accommodement personnalisée – sans se voir imposer une contrainte excessive?

[19] Air Transat affirme que dans sa décision, l’Office semble avoir utilisé son jugement au lieu de l’opinion médicale du service MedAire d’Air Transat. Il s’agit d’une lecture erronée de la décision, car elle ne comprend aucune évaluation à savoir si Jacob aurait dû être débarqué, mais comprend plutôt la conclusion selon laquelle la décision d’Air Transat de débarquer Jacob aurait pu être plus éclairée et mieux communiquée à la famille Triantafilou. Air Transat reconnaît qu’il y a eu un manque de communication et qu’il aurait peut-être été préférable de communiquer avec MedAire avant d’autoriser l’administration d’un sédatif à Jacob.

[20] De même, contrairement à ce que prétend Air Transat, dans cette décision, on ne remet pas en question la responsabilité des transporteurs de veiller à la sécurité et à la sûreté des passagers et, par le fait même, la procédure aux termes de laquelle Air Transat doit communiquer avec MedAire et suivre son avis lorsqu’elle fait face à une situation médicale à bord. Toutefois, cette procédure doit être appliquée de manière à ne pas restreindre inutilement l’accès des personnes ayant une déficience aux services de transport.

[21] Air Transat affirme que la référence implicite au sédatif ayant été administré à Jacob par quelqu’un d’autre que lui-même (c.-à-d. « a reçu ») démontre que MedAire a été informée que Jacob ne voyageait pas seul. Toutefois, il n’y a aucune indication, dans le formulaire de MedLink attestant de l’aptitude d’un passager aérien à voyager, du fait que Jacob voyageait avec sa famille. Même s’il y avait eu une telle indication, rien dans le formulaire n’indique que cette information aurait été prise en compte au moment d’évaluer la capacité de voyager de Jacob et sa capacité de réagir de façon appropriée dans une situation d’urgence.

[22] Air Transat soutient également que, même si Jacob était accompagné de sa famille, une certaine formation médicale pourrait être requise pour intervenir en situation d’urgence. Air Transat n’explique pas en quoi consisterait une telle formation médicale, ni quels passagers devraient être assujettis à une telle exigence. Il n’est pas clair non plus de savoir en quoi la façon d’intervenir dans une situation d’urgence dans le cas de Jacob serait différente de celle dans une situation d’urgence dans le cas d’autres personnes ayant une déficience qui ont besoin d’assistance, ou même dans le cas des personnes qui ne présentent aucune réaction pour d’autres raisons (p. ex., des passagers qui prennent des somnifères ou qui deviennent ivres).

[23] De plus, Air Transat n’explique pas comment ni pourquoi l’évaluation de la capacité de réaction de Jacob devrait être différente de celle d’autres passagers. Elle n’explique pas non plus en quoi le fait que Jacob soit somnolent et ait de la difficulté à se lever signifie qu’il est incapable de réagir, ni en quoi cet état ferait en sorte qu’il ne pourrait pas réagir de façon appropriée dans une situation d’urgence.

[24] Finalement, Air Transat soutient qu’elle devrait continuer d’exiger que Jacob prenne ses médicaments avant un vol pour réduire au minimum le risque possible de crises d’épilepsie à bord et que sa décision finale sera fondée sur la capacité de réaction de Jacob au moment où il embarquera dans l’aéronef. Il existe une tension inhérente entre les deux éléments de cette position parce que certains médicaments de Jacob pourraient entraîner de la somnolence, ce qui pourrait donc mener Air Transat à lui refuser l’embarquement.

[25] À la lumière de ce qui précède, l’Office conclut qu’Air Transat n’a pas démontré qu’elle ne pouvait pas éliminer l’obstacle aux possibilités de déplacement de Jacob sans se voir imposer une contrainte excessive. Plus particulièrement, Air Transat n’a pas démontré qu’elle n’aurait pas pu :

  • transmettre tous les renseignements fournis par la famille Triantafilou à son service MedAire;
  • communiquer avec MedAire avant d’approuver l’administration du sédatif;
  • informer la famille Triantafilou que l’effet du sédatif pourrait nuire à la capacité de voyager de Jacob;
  • procéder à une évaluation individuelle de la capacité de réaction de Jacob en fonction de critères établis.

[26] L’Office conclut donc que l’obstacle aux possibilités de déplacement de Jacob est abusif.

ORDONNANCE

[27] L’Office ordonne à Air Transat de prendre les mesures suivantes :

  • Créer un outil pour évaluer la capacité de réaction des passagers, qui comprend une liste de critères définis à utiliser dans des situations comme celle vécue par la famille Triantafilou. Cet outil d’évaluation doit être élaboré en consultation avec des experts en médecine compétents et des organismes représentant des personnes ayant une déficience qui pourrait entraîner des symptômes ou des comportements qui s’apparentent, ou semblent s’apparenter, assimilés à une incapacité de réagir, et dans le but de s’assurer que l’outil n’aura pas d’incidences négatives sur ces personnes.
  • Veiller à ce que les critères d’évaluation soient publics et mis à la disposition des passagers qui s’identifient comme ayant un état de santé qui pourrait exiger une évaluation de leur capacité de réaction.
  • Établir une procédure visant à assurer une communication rapide, complète et ordonnée des renseignements entre le personnel de bord, le service MedAire d’Air Transat et le passager ayant une déficience lorsque survient une situation médicale.
  • Intégrer les trois mesures susmentionnées dans les politiques et les procédures applicables ainsi que dans le matériel et les cours de formation du personnel.

[28] Air Transat est tenue de se conformer à ces mesures au plus tard le 14 mars 2018.

Membre(s)

Scott Streiner
Sam Barone
Stephen Campbell
Date de modification :