Décision n° 585-C-A-2004
le 29 octobre 2004
RELATIVE à une plainte déposée par Hendrik Albarda contre Air Canada concernant l'interdiction qu'elle impose relativement à la billetterie à coupon perdu pour les voyages internationaux.
Référence no M4370/A74/02-1037
PLAINTE
Le 30 septembre 2002, Hendrik Albarda a déposé la plainte énoncée dans l'intitulé auprès du Commissaire aux plaintes relatives au transport aérien. En raison de la nature réglementaire de la plainte, celle-ci a été transmise à l'Office des transports du Canada (ci-après l'Office).
Le 3 décembre 2002, le personnel de l'Office a demandé à Air Canada de donner suite à la plainte à la lumière des articles 111 et 113 du Règlement sur les transports aériens, DORS/88-58, modifié (ci-après le RTA).
Air Canada a déposé sa réponse le 23 décembre 2002. M. Albarda a déposé sa réplique à la réponse d'Air Canada le 4 février 2003.
Aux termes du paragraphe 29(1) de la Loi sur les transports au Canada, L.C. (1996), ch. 10 (ci-après la LTC), l'Office est tenu de rendre sa décision au plus tard 120 jours après la date de réception de la demande, sauf s'il y a accord entre les parties pour une prolongation du délai. Dans le cas présent, les parties ont convenu de prolonger le délai pour une période indéterminée.
Entre le 1er avril 2003 et le 30 septembre 2004, Air Canada était sous la protection de la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies, décision qui avait été entérinée par la Cour supérieure de justice de l'Ontario. Dans le cadre de cette procédure, la Cour avait ordonné le sursis à la poursuite de toutes les instances impliquant Air Canada et certaines de ses filiales. Par conséquent, pendant cette période de 18 mois, l'Office ne pouvait pas traiter les plaintes ou poursuivre les enquêtes visant Air Canada.
QUESTION
L'Office doit déterminer si l'interdiction qu'impose Air Canada relativement à la billetterie à coupon perdu pour un voyage entre le Canada et Hawaï est juste et raisonnable au sens de l'article 111 du RTA.
POSITIONS DES PARTIES
M. et Mme Albarda avaient prévu un voyage entre Edmonton (Alberta), Canada et Honolulu, Hawaï, États-Unis d'Amérique, avec Air Canada, dont le départ était prévu en novembre 2001 et le retour en avril 2002. M. Albarda avance que puisque le prix du billet indiqué par Air Canada était d'environ 2 200 $, il a réservé un billet pour lui-même avec le Programme de récompense aérien Air Miles, pour un départ le 26 novembre 2001 et un retour le 14 avril 2002. Mme Albarda, pour sa part, a acheté un billet aller-retour pour elle-même, pour un départ le 26 novembre 2001 et un retour le 6 décembre 2001.
M. Albarda soumet que le 4 décembre 2001, il a informé Air Canada à Honolulu que Mme Albarda ne prendrait pas le vol de retour du 6 décembre 2001 d'Honolulu à Edmonton. Il ajoute que cette information a été acceptée par Air Canada sans commentaire. M. Albarda déclare que le 15 janvier 2002, un deuxième billet a été acheté au Canada par le fils de M. et Mme Albarda, au nom de Mme Albarda, pour un voyage entre Edmonton et Honolulu, pour un départ le 15 mars 2002 et un retour le 6 avril 2002. M. Albarda avise qu'il a aussi changé la réservation pour son voyage de retour du 14 au 6 avril 2002, ce qui lui a causé des frais supplémentaires de 150 $.
M. Albarda déclare qu'au moment où il a signifié que Mme Albarda n'utiliserait pas la portion du billet Edmonton-Honolulu du 15 mars 2002 mais utiliserait la portion du billet Honolulu-Edmonton du 6 avril 2002, Air Canada l'a informé qu'il ne pouvait agir ainsi et que si Mme Albarda ne faisait pas la première partie du voyage, son itinéraire serait annulé en entier. M. Albarda indique qu'il a été contraint d'annuler le billet de Mme Albarda, d'acheter un autre billet pour un voyage à sens unique au prix régulier, et de payer les frais de changement applicables, pour un coût supplémentaire de 615,28 $.
En guise de réparation, M. Albarda demande qu'Air Canada lui rembourse entièrement les frais supplémentaires qu'il a dû payer.
Air Canada avance que, comme la plupart des autres principaux transporteurs aériens, ses tarifs comprennent des interdictions contre certaines pratiques de billetterie. Air Canada définit la pratique de la billetterie à coupon perdu comme étant l'utilisation de tarifs passagers aller-retour pour effectuer un voyage à sens unique seulement. En conséquence, il n'est pas permis aux passagers d'acheter un ou plusieurs billets ou d'utiliser des coupons provenant d'un ou plusieurs billets dans le but d'obtenir un tarif moins élevé que le tarif qui aurait autrement été applicable. En agissant ainsi, le voyageur essaie de se soustraire aux règles applicables aux tarifs passagers en plus de contrevenir aux dispositions régissant l'achat des tarifs passagers.
Air Canada signale que l'interdiction de certaines pratiques de billetterie est nécessaire dans le but de protéger son système de gestion de l'inventaire des sièges et pour permettre la fixation de prix différenciés. Air Canada fait valoir que, pour assurer l'efficacité de leur système de gestion de l'inventaire des sièges, les transporteurs aériens doivent pouvoir effectuer une segmentation des marchés en divers groupes de voyageurs, dont ceux qui voyagent à un tarif passager élevé et ceux qui ne voyagent qu'à un tarif passager économique. Air Canada déclare qu'il est généralement admis que la méthode qui consiste à pratiquer des prix différenciés aide les transporteurs, qui ont des coûts fixes, à recouvrer leurs dépenses et qu'en appliquant des restrictions à leurs tarifs, les transporteurs aériens sont en mesure de fixer des prix différenciés.
Air Canada ajoute qu'en n'utilisant pas le coupon retour de son billet, Mme Albarda contrevenait aux conditions d'achat du tarif passager et, de plus, en achetant un deuxième billet, Mme Albarda essayait d'obtenir un tarif moins élevé que celui qui aurait normalement été disponible pour un voyage de longue durée.
Dans sa réplique, M. Albarda maintient que l'interdiction contre l'usage de tarifs passagers aller-retour pour effectuer un voyage à sens unique seulement est tout à fait sans rapport avec la portée du mandat d'Air Canada et est complètement déraisonnable et injustifiée.
ANALYSE ET CONSTATATIONS
Pour en arriver à ses constatations, l'Office a tenu compte de tous les éléments de preuve soumis par les parties au cours des plaidoiries. L'Office a aussi examiné les dispositions tarifaires d'Air Canada concernant les pratiques de billetterie qu'elle interdit, énoncées à la règle 100AC (G) du tarif des règles tarifaires générales no CGR-1, NTA (A) no 241, publié par la Airline Tariff Publishing Company, Agent, qui prévoient, en partie, ce qui suit [traduction]:
(G) PRATIQUES INTERDITES
AC interdit expressément les pratiques connues sous le nom de :
...
BILLETTERIE À COUPON PERDU - l'utilisation de tarifs passagers aller-retour pour effectuer un voyage à sens unique seulement;
...
Ainsi, un passager ne peut acheter un ou plusieurs billets ou utiliser les coupons de vol d'un ou plusieurs billets afin d'obtenir un tarif passager moins élevé que le tarif qui aurait été normalement applicable.
La compétence de l'Office en ce qui concerne les plaintes selon lesquelles les taxes et les modalités de transport appliquées par un transporteur aérien sur une route internationale ne sont pas justes et raisonnables est définie aux articles 111 et 113 du RTA.
L'article 111 du RTA prévoit que :
(1) Les taxes et les conditions de transport établies par le transporteur aérien, y compris le transport à titre gratuit ou à taux réduit, doivent être justes et raisonnables et doivent, dans des circonstances et des conditions sensiblement analogues, être imposées uniformément pour tout le trafic du même genre.
(2) En ce qui concerne les taxes et les conditions de transport, il est interdit au transporteur aérien :
(a) d'établir une distinction injuste à l'endroit de toute personne ou de tout autre transporteur aérien;
(b) d'accorder une préférence ou un avantage indu ou déraisonnable, de quelque nature que ce soit, à l'égard ou en faveur d'une personne ou d'un autre transporteur aérien;
(c) de soumettre une personne, un autre transporteur aérien ou un genre de trafic à un désavantage ou à un préjudice indu ou déraisonnable de quelque nature que ce soit.
(3) L'Office peut décider si le trafic doit être, est ou a été acheminé dans des circonstances et à des conditions sensiblement analogues et s'il y a ou s'il y a eu une distinction injuste, une préférence ou un avantage indu ou déraisonnable, ou encore un préjudice ou un désavantage au sens du présent article, ou si le transporteur aérien s'est conformé au présent article ou à l'article 110.
Par ailleurs, si l'Office détermine que le transporteur aérien a contrevenu aux dispositions de l'article 111 du RTA, il peut, en vertu de l'article 113 du RTA, :
- suspendre tout ou partie d'un tarif qui paraît ne pas être conforme aux paragraphes 110(3) à (5) ou aux articles 111 ou 112, ou refuser tout tarif qui n'est pas conforme à l'une de ces dispositions;
- établir et substituer tout ou partie d'un autre tarif en remplacement de tout ou partie du tarif refusé en application de l'alinéa a).
L'interdiction qu'impose Air Canada relativement à la billetterie à coupon perdu pour les voyages en provenance et à destination du Canada est-elle « déraisonnable » au sens de l'article 111 du RTA?
Selon les principes d'interprétation législative, les mots utilisés dans le libellé d'une loi doivent être lus dans leur contexte entier et selon leur sens usuel et leur acceptation courante en tenant compte du régime législatif, de l'objet de la loi et de l'intention du Parlement. Comme l'a mentionné le juge Rouleau de la Section de première instance de la Cour fédérale du Canada dans l'affaire ECG Canada Inc. v. M.N.R., [1987] 2 F.C. 415 :
Il ne fait aucun doute que l'approche littérale constitue une méthode reconnue dans le domaine de l'interprétation des lois. Néanmoins, la Cour peut toujours examiner l'objet d'une loi non pas pour modifier ce qui a été dit par le législateur, mais afin de comprendre et de déterminer ce qu'il a dit. L'objet de la loi et les circonstances qui entourent son adoption constituent des considérations pertinentes dont il faut tenir compte non seulement lorsqu'il y a un doute, mais dans tous les cas.
Le terme « déraisonnable » n'est pas défini dans la LTC ni dans le RTA. Le Canadian Oxford Dictionary définit le terme « déraisonnable » comme suit : « going beyond the limits of what is reasonable or equitable; not guided by or listening to reason » ([traduction] « au delà des limites de ce qui est raisonnable ou équitable; n'est pas guidé par la raison ou n'entend pas raison »). Le Black's Law Dictionary définit le terme « déraisonnable » comme suit : « irrational; foolish; unwise; absurd; silly; preposterous; senseless; stupid » ([traduction] « irrationnel, fou, imprudent, absurde, sot, contraire au bon sens, insensé, stupide »).
Même si la portée du mot « déraisonnable », par rapport aux conditions de transport, n'a pas été considérée du point de vue juridique au Canada, les tribunaux se sont maintes fois penchés sur sa signification dans des contextes comme la révision judiciaire (C.U.P.E. v. New Brunswick Liquor Corporation, [1979] 2 R.C.S. 227) ou la révision d'une décision discrétionnaire basée sur un facteur non pertinent, un but illégitime ou la mauvaise foi (Associated Provincial Picture Houses v. Wednesbury Corporation, [1948] 1 K.B. 233; Ville de Montréal v. Beauvais, (1909) 42 S.C.R. 211; décision no 445-R-2000 de l'Office des transports du Canada en date du 30 juin 2000). Alors qu'il est difficile d'extrapoler des principes distincts sur la signification du mot « déraisonnable » à partir de ces cas, les tribunaux ont toujours maintenu ce qui suit :
- La signification du mot ne peut pas être déterminée à partir d'un dictionnaire;
- Une signification fondée sur le contexte doit être donnée au mot;
- En général, le mot signifie « sans fondement rationnel ».
De l'avis de l'Office, le libellé de l'article 111 du RTA tient compte du fait que le Parlement reconnaît la nécessité d'une réglementation pour atteindre l'objectif établi par la politique nationale des transports énoncée à l'article 5 de la LTC qui prévoit en partie ce qui suit :
...
g) les liaisons assurées en provenance ou à destination d'un point du Canada par chaque transporteur ou mode de transport s'effectuent, dans la mesure du possible, à des prix et selon des modalités qui ne constituent pas :
(i) un désavantage injuste pour les autres liaisons de ce genre, mis à part le désavantage inhérent aux lieux desservis, à l'importance du trafic, à l'ampleur des activités connexes ou à la nature du trafic ou du service en cause,
Cette position correspond à l'article 12 de la Loi d'interprétation, L.R.C. (1985), ch. I-21, qui prévoit que :
Tout texte est censé apporter une solution de droit et s'interprète de la manière la plus équitable et la plus large qui soit compatible avec la réalisation de son objet.
Pour déterminer si une condition de transport appliquée par un transporteur est « déraisonnable » au sens de l'article 111 du RTA, l'Office doit donc s'assurer de ne pas interpréter la disposition de façon à compromettre la capacité des voyageurs d'utiliser avec efficience le recours instauré par le Parlement afin de les protéger contre l'établissement unilatéral de conditions de transport par les transporteurs aériens.
Inversement, l'Office doit également tenir compte de ce qui suit :
- les obligations opérationnelles et commerciales du transporteur aérien visé par la plainte;
- les autres dispositions de la partie II de la LTC visant la protection des consommateurs, qui obligent les transporteurs aériens à publier, afficher ou rendre disponibles des tarifs qui renferment les renseignements requis par le RTA et à n'appliquer que les conditions de transport énoncées dans ces tarifs;
- le fait que les transporteurs aériens sont tenus d'établir et d'appliquer des conditions de transport qui s'adressent à tous les passagers et non pas à un seul en particulier.
Par conséquent, l'Office est d'avis que pour déterminer si une condition de transport appliquée par un transporteur aérien est « déraisonnable » au sens de l'article 111 du RTA, un équilibre doit être établi entre, d'une part, les droits des passagers d'être assujettis à des conditions de transport qui soient raisonnables et, d'autre part, les obligations statutaires, commerciales et opérationnelles du transporteur aérien concerné.
Quant à la question de savoir si l'interdiction qu'impose Air Canada relativement à la billetterie à coupon perdu est déraisonnable au sens de l'article 111 du RTA, l'Office sait que cette interdiction, imposée par de nombreux transporteurs aériens, vise principalement, selon ces derniers, à empêcher les voyageurs d'acheter des tarifs excursions aller-retour et de n'effectuer que l'aller ou le retour, afin d'obtenir un prix plus bas que le prix normalement appliqué. L'Office reconnaît que l'interdiction qu'impose Air Canada relativement à la billetterie à coupon perdu constitue un élément important du système de gestion de l'inventaire des sièges de ce transporteur, dont l'une des caractéristiques réside dans l'application de différents prix dans la structure tarifaire du transporteur. L'application de différents prix a été conçue de façon à pouvoir distinguer des groupes de voyageurs précis. Dans le contexte de telles segmentations de marchés, les tarifs non assujettis à des restrictions, et pour lesquels on fixe des prix plus élevés, sont destinés aux voyageurs qui ont besoin d'une plus grande flexibilité au moment de faire les arrangements de voyage, alors que les tarifs soumis à des restrictions, qui prescrivent souvent de faire l'aller et le retour, sont destinés aux voyageurs qui, pour payer un prix inférieur, sont prêts à accepter des tarifs offrant moins de flexibilité au moment de faire les arrangements de voyages ou pour les modifier.
Ainsi, l'Office est d'avis que l'interdiction qu'impose Air Canada relativement à la billetterie à coupon perdu constitue, pour elle, un moyen légitime d'exercer un contrôle sur la segmentation des marchés par l'application de divers prix et sur son système de gestion de l'inventaire des sièges.
Compte tenu de ce qui précède, l'Office détermine que l'interdiction qu'impose Air Canada relativement à la billetterie à coupon perdu, énoncée à la règle 100AC (G) du tarif des règles générales du transporteur no CGR-1, NTA (A) no 241, est juste et raisonnable et, par conséquent, elle n'est pas contraire à l'article 111 du RTA.
CONCLUSION
À la lumière des constatations qui précèdent, l'Office rejette par les présentes la plainte.
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