Décision n° 1-AT-C-A-2019
DEMANDE présentée par Gábor Lukács contre Delta Air Lines, Inc. (Delta).
RÉSUMÉ
[1] M. Lukács a déposé une demande auprès de l’Office des transports du Canada (Office) contre Delta, au sujet de la politique présumée de Delta relative au transport de passagers de grande taille (obèses).
[2] La demande a d’abord été rejetée par l’Office, mais elle lui a depuis été renvoyée pour réexamen à la suite d’appels interjetés devant la Cour d’appel fédérale (CAF) et la Cour suprême du Canada (CSC). De nouveau saisi de l’affaire, l’Office a posé les deux questions préliminaires suivantes auxquelles il doit répondre avant de se pencher sur le bien-fondé de la demande :
- L’Office devrait-il examiner la demande de M. Lukács en vertu du paragraphe 111(2) du Règlement sur les transports aériens,DORS/88-58, modifié (RTA), de l’article 172 de la Loi sur les transports au Canada, L.C. (1996), ch. 10, modifiée (LTC), de l’article 67.2 de la LTC ou d’une combinaison de ces dispositions?
- Comment l’Office devrait-il exercer son pouvoir discrétionnaire en vertu de l’article 37 de la LTC à l’égard de la demande de M. Lukács?
[3] Les parties ont soumis des présentations sur ces questions. Pour les motifs énoncés ci-après, l’Office conclut que la demande traite d’une question d’accessibilité pour les personnes ayant une déficience et qu’elle devrait donc être examinée en vertu de l’article 172 de la LTC. L’Office conclut également qu’il exercera son pouvoir discrétionnaire de ne pas entendre la demande, car le demandeur ne souhaite pas que celle-ci soit examinée en vertu de l’article 172 de la LTC. De plus, la demande n’est fondée sur aucune preuve suffisante, et la tenue d’une audience viendrait chevaucher d’autres procédures plus efficaces et efficientes d’examiner les questions posées.
CONTEXTE
[4] Le 24 août 2014, M. Lukács a déposé une demande auprès de l’Office au sujet de la politique présumée de Delta relative au transport de passagers de grande taille (obèses). M. Lukács allègue que Delta refuse le transport à des passagers de grande taille à bord de vols pour lesquels ils détiennent une réservation confirmée. En outre, M. Lukács allègue que Delta demande à des passagers de grande taille de prendre un vol ultérieur et d’acheter des sièges supplémentaires pour éviter qu’on leur refuse le transport.
[5] Le 25 novembre 2014, dans la décision no 425-C-A-2014, l’Office a rejeté la demande au motif que M. Lukács n’a pas qualité pour agir dans l’intérêt public ni qualité pour agir dans son intérêt.
[6] Le 7 septembre 2016, dans Lukács c. Office des transports, 2016 CAF 220, la CAF a accueilli l’appel de M. Lukács, a annulé la décision de l’Office et a renvoyé l’affaire à l’Office afin que ce dernier décide s’il entendra la demande pour des motifs autres que la qualité pour agir.
[7] Le 19 janvier 2018, dans Delta Air Lines Inc. c. Lukács, 2018 CSC 2, la CSC a accueilli en partie l’appel de la décision de la CAF interjeté par Delta et a renvoyé l’affaire à l’Office « pour qu’il l’examine de nouveau dans son ensemble, que ce soit sur le fondement de la qualité pour agir ou autrement ».
[8] Le 26 mars 2018, M. Lukács a déposé une requête en vertu de l’article 27 des Règles de l’Office des transports du Canada (Instances de règlement des différends et certaines règles applicables à toutes les instances), DORS/2014-104 (Règles pour le règlement des différends) pour que soit incluse, dans le dossier de sa demande, la déclaration devant témoin de William Tait (requête en vertu de l’article 27).
[9] Le 22 juin 2018, l’Office a rendu la décision no LET-C-A-43-2018, dans laquelle il autorise la requête en vertu de l’article 27 déposée par M. Lukács et donne aux parties l’occasion de déposer des présentations relatives aux questions suivantes :
- L’Office devrait-il examiner la demande de M. Lukács en vertu du paragraphe 111(2) du RTA, de l’article 172 de la LTC, de l’article 67.2 de la LTC ou d’une combinaison de ces dispositions?
- Comment l’Office devrait-il exercer son pouvoir discrétionnaire en vertu de l’article 37 de la LTC à l’égard de la demande de M. Lukács?
LA LOI
[10] Le paragraphe 111(2) du RTA stipule que :
En ce qui concerne les taxes et les conditions de transport, il est interdit au transporteur aérien :
a) d’établir une distinction injuste à l’endroit de toute personne ou de tout autre transporteur aérien;
b) d’accorder une préférence ou un avantage indu ou déraisonnable, de quelque nature que ce soit, à l’égard ou en faveur d’une personne ou d’un autre transporteur aérien;
c) de soumettre une personne, un autre transporteur aérien ou un genre de trafic à un désavantage ou à un préjudice indu ou déraisonnable de quelque nature que ce soit.
[11] L’article 113 du RTA prévoit que l’Office peut :
a) suspendre tout ou partie d’un tarif qui paraît ne pas être conforme aux paragraphes 110(3) à (5) ou aux articles 111 ou 112, ou refuser tout tarif qui n’est pas conforme à l’une de ces dispositions;
b) établir et substituer tout ou partie d’un autre tarif en remplacement de tout ou partie du tarif refusé en application de l’alinéa a).
[12] L’article 37 de la LTC prévoit que :
L’Office peut enquêter sur une plainte, l’entendre et en décider lorsqu’elle porte sur une question relevant d’une loi fédérale qu’il est chargé d’appliquer en tout ou en partie.
[13] Le paragraphe 67.2(1) de la LTC stipule ce qui suit :
S’il conclut, sur dépôt d’une plainte, que le titulaire d’une licence intérieure a appliqué pour un de ses services intérieurs des conditions de transport déraisonnables ou injustement discriminatoires, l’Office peut suspendre ou annuler ces conditions ou leur en substituer de nouvelles.
[14] Le paragraphe 172(1) de la LTC stipule ce qui suit :
Même en l’absence de disposition réglementaire applicable, l’Office peut, sur demande, enquêter sur toute question relative à l’un des domaines visés au paragraphe 170(1) pour déterminer s’il existe un obstacle abusif aux possibilités de déplacement des personnes ayant une déficience.
L’OFFICE DEVRAIT-IL EXAMINER LA DEMANDE DE M. LUKÁCS EN VERTU DU PARAGRAPHE 111(2) DU RTA, DE L’ARTICLE 172 DE LA LTC, DE L’ARTICLE 67.2 DE LA LTC OU D’UNE COMBINAISON DE CES DISPOSITIONS?
Positions des parties
POSITION DE M. LUKÁCS
[15] M. Lukács déclare que la demande devrait être examinée principalement en vertu du paragraphe 111(2) du RTA, soit la disposition du RTA en vertu de laquelle la demande a d’abord été présentée. Toutefois, M. Lukács déclare que, en plus d’examiner la demande en vertu du paragraphe 111(2) du RTA, l’Office pourrait également examiner les conséquences qu’elle pourrait avoir sur les personnes si corpulentes que leur taille constitue une déficience en vertu de l’article 172 de la LTC.
[16] M. Lukács prétend que la politique de Delta, laquelle consiste à refuser le transport de passagers en fonction de leur corpulence ou de leur taille, constitue principalement une discrimination générique fondée sur les caractéristiques personnelles d’un passager et non sur sa déficience. Il affirme que les passagers si corpulents que leur taille constitue une déficience reconnue par l’Office ne représentent qu’un sous‑ensemble des passagers que Delta peut considérer comme des personnes de grande taille. M. Lukács fait valoir que le fait d’être considéré comme une personne corpulente par Delta ne revient pas nécessairement à dire qu’il y a déficience et que la politique de Delta est discriminatoire à l’égard de passagers d’une telle taille.
[17] En ce qui concerne le paragraphe 67.2(1) de la LTC, M. Lukács déclare que la conclusion de la CAF selon laquelle sa demande a été présentée en vertu de cette disposition était erronée; cependant, il fait valoir que la CAF a affirmé à juste titre que la demande a été présentée en vertu du paragraphe 111(2) du RTA. M. Lukács indique qu’il a cité le paragraphe 67.2(1) de la LTC uniquement aux fins de « mise en contexte ».
POSITION DE DELTA
[18] Delta soutient que le fondement de la demande de M. Lukács est encore plus confus maintenant qu’il ne l’était en 2014. Delta affirme que la récente présentation de M. Lukács indique que sa demande est désormais présentée en vertu du paragraphe 111(2) du RTA et de l’article 172 de la LTC, ce qui, selon Delta, est contraire à sa demande de 2014.
[19] En outre, Delta prétend qu’il semble que M. Lukács cherche à élargir la portée de sa demande relative à son tarif afin de mettre en place une règle reposant sur le principe « une personne, un tarif » pour les déplacements aériens au Canada en provenance et à destination de destinations internationales. Delta soutient que cela nécessiterait un examen extrêmement technique et nuancé d’une complexité bien plus grande que l’application nationale de la politique.
[20] Delta déclare que la réponse de M. Lukács aux questions de l’Office n’a nullement précisé en vertu de quelles dispositions l’Office devrait entendre la demande. Delta fait remarquer que même si M. Lukács soutient que l’article 67.2 de la LTC s’applique vaguement aux fins de « mise en contexte », cet article ne s’applique pas aux transporteurs non canadiens comme Delta.
[21] Delta soutient que, dans la présentation de M. Lukács du 19 septembre 2014 au sujet de la qualité pour agir, M. Lukács était catégorique quant à la portée limitée de sa demande et au fait qu’il ne cherchait pas à obtenir une mesure d’adaptation liée à une déficience. Delta déclare que la demande de M. Lukács ne soulevait aucune question liée à la déficience et qu’il ne cherchait pas à obtenir un traitement amélioré ou spécial pour les passagers de grande taille. Delta prétend que les récentes présentations de M. Lukács n’indiquent pas clairement si ce dernier estime toujours que sa demande a une portée limitée.
[22] Enfin, Delta soutient que les demandes présentées en vertu de l’article 172 de la LTC et celles présentées en vertu du paragraphe 111(2) du RTA sont tout à fait différentes les unes des autres et que chacune nécessite différentes formes d’analyse.
Analyse et déterminations
ARTICLE 67.2 DE LA LTC
[23] Le paragraphe 67.2(1) de la LTC prévoit que l’Office peut, sur dépôt d’une plainte, suspendre ou annuler des conditions de transport déraisonnables ou injustement discriminatoires s’appliquant à un service intérieur. Dans la présentation de M. Lukács du 19 septembre 2014, dans laquelle il traite de la question de la qualité pour agir, il s’appuie sur le paragraphe 67.2(1) de la LTC et, plus précisément, sur l’expression « any person » (toute personne) que contient le libellé anglais de cette disposition. Il insiste sur ces mots pour appuyer son affirmation, à savoir que « toute personne » peut déposer une plainte, et ce, sans être visée par une politique donnée. Il a répété cette affirmation dans sa réponse du 1er octobre 2014. Il est clair que M. Lukács avait initialement l’intention de faire examiner sa plainte en vertu de cette disposition, laquelle, à son avis, lui conférait la qualité pour agir dans cette affaire.
[24] Dans les appels de la décision no 425-C-A-2014, la CAF a confirmé que la plainte a été examinée en vertu de cette disposition. Elle ne s’est toutefois pas prononcée sur la question de savoir dans quelle mesure cette disposition s’applique aux questions soulevées dans la plainte. La CSC ne s’est pas penchée sur la question de l’applicabilité du paragraphe 67.2(1) de la LTC à la demande de M. Lukács.
[25] Dans ses récentes présentations, M. Lukács a précisé que la demande n’a pas été déposée en vertu du paragraphe 67.2(1) de la LTC, mais que cette disposition pouvait plutôt servir d’aide contextuelle. Il indique également que tout le monde s’entend pour dire que la CAF a cité le paragraphe 67.2(1) de la LTC par erreur.
[26] La demande a d’abord été déposée en vertu du paragraphe 67.2(1) de la LTC, ce qui a été confirmé par la CAF. M. Lukács cherche maintenant à ne plus invoquer cette disposition, laquelle ne s’applique qu’aux titulaires d’une licence intérieure. Or, Delta n’est pas titulaire d’une telle licence. Par conséquent, le paragraphe 67.2(1) de la LTC ne s’applique pas au cas présent.
LE PARAGRAPHE 111(2) DU RTA
[27] Le paragraphe 111(2) du RTA, tout comme le paragraphe 67.2(1) de la LTC, interdit au transporteur d’établir une distinction injuste en ce qui concerne les taxes et les conditions de transport. Le paragraphe 111(2) du RTA s’applique aux titulaires d’une licence internationale et, donc, s’applique à Delta.
[28] Cependant, les faits sur lesquels M. Lukács appuie sa demande contredisent son affirmation selon laquelle sa demande devrait être principalement examinée en vertu du paragraphe 111(2) du RTA. Les préoccupations d’Omer tout comme celles de M. Tait ont trait à la corpulence : dans le cas d’Omer, la corpulence d’une personne assise à côté de lui; dans celui de M. Tait, sa propre corpulence. M. Lukács précise que sa demande porte sur la politique de Delta relative aux personnes de grande taille, parmi lesquelles se trouve un sous-ensemble de personnes pour qui l’obésité constitue une déficience. Toutefois, il ressort clairement de la preuve de Delta qu’elle utilise l’expression « grande taille » comme un euphémisme pour le terme « obèse » et que la politique vise les personnes dont l’obésité constitue une déficience, à un point tel qu’elles ont besoin d’espace supplémentaire pour répondre à leur besoin.
[29] C’est précisément ce que comprend M. Tait. Dans sa lettre à Delta, il fait spécifiquement référence à un cas prétendu de mauvais traitement réservé aux personnes ayant une déficience de la part du transporteur, et déclare que les transporteurs aériens sont tenus de répondre aux besoins des personnes ayant une déficience. Il prétend en outre que Delta devrait être contrainte d’adopter la politique « un passager, un tarif » qui a été exigée d’Air Canada, de WestJet et de Jazz en application de la jurisprudence établie par l’Office.
[30] Omer a, quant à lui, formulé une plainte parce qu’il a refusé de s’asseoir à côté d’un passager qui était dans un siège trop petit pour sa taille. Ces faits n’appuient aucunement une allégation de discrimination. Cependant, M. Tait a contesté le fait que Delta n’a pas été pas en mesure de répondre à ses besoins. Ces faits constituent non pas un simple cas de discrimination générique auquel fait référence M. Lukács, mais sous-entendent plutôt une allégation de discrimination fondée sur la déficience.
[31] Quoi qu’il en soit, la demande et les plaidoiries de M. Lukács ne soulèvent aucune disposition du tarif ni aucune condition de transport de Delta qui serait à la source de la discrimination présumée, pas plus qu’il ne sollicite quelque mesure de réparation que ce soit, malgré le fait que les seules mesures de réparation pour une violation de l’article 111 du RTA sont la suspension ou l’annulation par l’Office d’une disposition du tarif jugée discriminatoire en vertu de l’article 113 du RTA et le remplacement de cette disposition par une nouvelle. Par conséquent, une procédure se fondant sur le paragraphe 111(2) du RTA ne constituerait pas un moyen efficace de trancher la question soulevée dans la plainte.
ARTICLE 172 DE LA LTC
[32] Dans sa demande initiale, M. Lukács affirmait que la politique présumée de Delta relative aux passagers de grande taille (obèses) est discriminatoire, contraire au paragraphe 111(2) du RTA et également contraire aux conclusions de l’Office dans la décision no 6-AT-A-2008 au sujet de l’obligation de fournir des mesures d’accommodement aux passagers ayant une déficience.
[33] Lorsque la question de la qualité pour agir de M. Lukács a été soulevée, ce dernier a clairement déclaré dans sa présentation datée du 19 septembre 2014 qu’il ne cherchait pas à obtenir une mesure d’adaptation liée à une déficience. Plus précisément, il a soutenu qu’il ne cherchait pas à obtenir les mêmes conditions que celles imposées par l’Office dans la décision no 6-AT-A-2008, laquelle exigeait que certains transporteurs aériens nationaux modifient leurs politiques et procédures afin d’y intégrer un régime axé sur le principe « une personne, un tarif » pour certaines personnes ayant une déficience, dont les personnes obèses. M. Lukács comptait toutefois s’appuyer sur le raisonnement derrière cette décision pour établir que la politique présumée de Delta est préjudiciable et injustement discriminatoire.
[34] Dans sa présentation datée du 10 juillet 2018, M. Lukács prétend que l’Office peut examiner les répercussions de la politique présumée de Delta en vertu de l’article 172 de la LTC sur les personnes si corpulentes que leur taille constitue une déficience, mais il maintient que ces personnes ne représentent qu’un sous-ensemble des passagers qui pourraient être visés par la politique de Delta.
[35] Cet argument n’est pas convaincant, particulièrement à la lumière du dossier dont l’Office est saisi. Omer n’invoque aucune forme de discrimination ou de mauvais traitement de la part de Delta en raison de ses caractéristiques personnelles, mais fait simplement référence à un passager assis à côté de lui qui avait besoin de plus d’espace. M. Tait, comme il a été souligné précédemment, invoque l’obligation qu’a Delta de répondre aux besoins des personnes ayant une déficience. Enfin, M. Lukács n’a présenté aucun cas de ce qu’il appelle, dans ses récentes présentations, de la « discrimination générique ».
[36] En ce qui concerne les recours, si l’Office estime que la demande déposée en vertu de l’article 172 de la LTC est fondée, il dispose d’un vaste pouvoir discrétionnaire pour ordonner des mesures correctives.
[37] L’Office estime qu’il est plus approprié d’examiner la demande en vertu de l’article 172 de la LTC, étant donné les faits qui sous-tendent la demande et l’éventail des recours possibles.
COMMENT L’OFFICE DEVRAIT-IL EXERCER SON POUVOIR DISCRÉTIONNAIRE EN VERTU DE L’ARTICLE 37 DE LA LTC À L’ÉGARD DE LA DEMANDE DE M. LUKÁCS?
Positions des parties
POSITION DE M. LUKÁCS
[38] M. Lukács déclare que sa demande est de nature prospective et préventive, puisqu’elle vise à mettre fin à la discrimination fondée sur une caractéristique immuable. M. Lukács indique qu’au cours des quatre dernières années, Delta n’a pas contesté l’existence de la politique, et c’est ce sur quoi il s’est appuyé pour plaider sa cause devant la CAF et la CSC. M. Lukács indique également que la tentative de Delta de nier l’existence de la politique à cette étape-ci est futile et vexatoire. M. Lukács fait également valoir que Delta, à qui incombe le fardeau de preuve à cette étape préliminaire, n’a présenté aucun élément de preuve, quel qu’il soit.
[39] M. Lukács prétend que le critère appliqué par l’Office dans la décision no 121-C-A-2016 (décision Porter) visait des mesures correctives pour des incidents survenus dans le passé et qu’il ne serait pas raisonnable pour l’Office d’appliquer le même critère à des demandes prospectives.
[40] M. Lukács allègue que la politique de Delta introduit une discrimination à l’égard des passagers fondée sur leurs caractéristiques et qu’au moins un passager a été lésé par cette politique. M. Lukács soutient que, comme le mandat de l’Office est d’intervenir avant que les passagers ne subissent un réel préjudice, le nombre de passagers lésés par la politique en question n’est pas pertinent.
[41] M. Lukács prétend que l’Office devrait entendre la demande et rendre une décision, car la demande relève de son mandat principal, soit d’éliminer toute forme de discrimination dans le transport aérien de passagers. En outre, M. Lukács affirme que si l’Office le juge nécessaire, il devrait nommer un enquêteur pour recueillir d’autres éléments de preuve et mener une enquête sur la question, puis inviter les intervenants à présenter leurs observations.
[42] M. Lukács fait valoir que l’Office devrait examiner les facteurs suivants pour déterminer de quelle façon il lui convient d’exercer son pouvoir discrétionnaire en vertu de l’article 37 de la LTC.
Objectif du régime législatif
[43] M. Lukács déclare que la LTC et le RTA forment un régime réglementaire pour le transport visant l’atteinte des objectifs stratégiques, notamment la protection des consommateurs par l’élimination de politiques déraisonnables. L’Office a la capacité d’éliminer les politiques qu’il juge déraisonnables et injustement discriminatoires dans le secteur du transport.
La demande soulève-t-elle une question sérieuse?
[44] M. Lukács soutient que la question soulevée dans sa demande relève de la compétence et du mandat de l’Office, soit d’éliminer les politiques déraisonnables et injustement discriminatoires. En éliminant la politique de Delta, l’Office agirait conformément à l’objectif de protection des consommateurs et de leurs droits.
La demande fait-elle un double emploi avec d’autres demandes?
[45] M. Lukács déclare que sa demande ne fait pas double emploi avec d’autres plaintes actuellement en instance devant l’Office ni d’autres plaintes contre Delta en instance devant l’Office qui soulèveraient les mêmes questions.
Existe-t-il un obstacle équitable justifiant que la demande ne soit pas entendue?
[46] M. Lukács déclare que Delta n’a pas contesté, ni devant l’Office ni devant la CAF, qu’il avait un intérêt véritable dans la demande et que celle-ci a été présentée de bonne foi. En outre, M. Lukács déclare que Delta n’a pas fait valoir qu’il était justifié de rejeter la plainte.
POSITION DE DELTA
[47] Delta prétend que l’Office doit exercer le vaste pouvoir discrétionnaire qui lui a été conféré par le législateur en vertu de l’article 37 de la LTC, et qui a été confirmé par la CSC, et décider de ne pas entendre la demande. En outre, Delta déclare que l’Office doit rejeter la demande au motif que M. Lukács n’a pas la qualité pour agir et qu’il n’a pas dûment plaidé sa cause.
[48] Delta déclare que, même si la CSC n’a pas établi un critère lié à la qualité pour agir devant l’Office, la CSC a indiqué que le critère établi dans la décision Porter était adéquat. Delta soutient que l’Office pourrait appliquer ce critère à la demande de M. Lukács et que cela constituerait un exercice raisonnable qui s’appuie sur le pouvoir discrétionnaire que lui confère l’article 37 de la LTC.
[49] Delta prétend également que la demande de M. Lukács devrait être rejetée, puisque l’inclusion de la déclaration devant témoin de M. Tait ne change pas le fait que la demande ne soulève pas une question sérieuse, ne s’appuie sur aucune preuve suffisante et ne constitue pas un moyen raisonnable et efficace de présenter l’affaire à l’Office. Delta affirme également que l’intérêt de M. Lukács dans cette affaire est théorique et, qu’après presque quatre ans de procédures, il demande à l’Office de chercher à l’aveuglette des éléments de preuve supplémentaires.
[50] Delta déclare que la demande de M. Lukács repose sur une copie d’un courriel envoyé par Delta à une personne nommée Omer. Celui-ci s’est plaint auprès de Delta parce qu’il était assis à côté d’un passager qui avait besoin de plus d’espace en raison de sa taille. Le fondement de la plainte d’Omer semble avoir été exactement contraire au fondement de la demande de M. Lukács. Selon Delta, Omer déplore non pas le fait qu’un passager corpulent ait dû changer de siège ni acheter un billet supplémentaire, ou qu’il se soit vu refuser le transport, mais plutôt le fait que le passager en question était déjà à bord dans le siège qui lui était assigné et que la présence de ce dernier incommodait Omer. Delta prétend que le dossier factuel qu’invoque M. Lukács vient en réalité contredire son affirmation.
[51] Delta prétend que toute la preuve que M. Lukács a amassée au cours des quatre dernières années ou plus n’étaye pas son argument selon lequel elle refuse, ou a refusé, de transporter des passagers de grande taille, ou qu’elle exige, ou a exigé, que des passagers de grande taille achètent un siège supplémentaire. Delta laisse entendre que M. Lukács demande à l’Office d’ordonner à Delta de cesser de faire quelque chose qu’elle ne fait pas. Delta soutient que de poursuivre l’examen de cette demande constituerait une mauvaise utilisation des ressources de l’Office.
[52] Delta prétend que si les passagers de grande taille se voyaient régulièrement refuser l’embarquement en raison de la politique de Delta, le nombre de demandes à ce sujet serait considérablement plus élevé.
[53] Delta fait valoir que l’Office doit tenir compte du fait que M. Lukács n’a pas présenté un seul autre passager qui pourrait avoir été visé, ou qui a été visé, par une telle politique, ce qui laisse à penser qu’il ne s’agit pas d’une question sérieuse et que M. Lukács n’est pas en mesure de fournir une preuve suffisante pour établir qu’il s’agit bel et bien d’une question sérieuse.
Analyse et déterminations
[54] Après s’être attentivement penché sur l’orientation donnée dans la décision de la CSC de lui renvoyer la demande, l’Office a examiné la façon d’exercer son pouvoir discrétionnaire de décider s’il entendra les demandes (ce qui est établi en partie par l’emploi du terme « peut » à l’article 37 de la LTC) conformément à son devoir, en tant que tribunal administratif, de préserver l’accès à la justice.
[55] L’Office a initialement rejeté la demande de M. Lukács au motif que ce dernier n’a pas qualité pour agir dans son intérêt ni qualité pour agir dans l’intérêt public. La CSC a décrété que l’application par l’Office du critère lié à la qualité pour agir dans l’intérêt public était trop stricte, mais que la CAF n’aurait pas dû statuer que les règles à cet égard ne doivent pas être prises en considération. Les critères liés à la qualité pour agir pourraient, selon ce qu’a statué la CSC, être pris en considération au moment de déterminer s’il convient d’entendre ou non une plainte, mais il ne s’agit pas de l’unique façon pour l’Office d’exercer son pouvoir discrétionnaire :
Bien entendu, l’Office pourrait exercer le pouvoir discrétionnaire que lui confère l’art. 37 de la Loi de nombreuses autres façons, notamment en examinant la question de savoir si la plainte a été portée de bonne foi, si elle est opportune, vexatoire, redondante ou conforme à la charge de travail de l’Office et à sa hiérarchisation des dossiers. L’Office pourrait aussi se demander si la plainte soulève une question sérieuse à juger ou, comme l’a fait la juge Abella, si la plainte est fondée sur une preuve suffisante. Il n’appartient pas à la Cour de dire à l’Office laquelle de ces méthodes est préférable. La déférence requiert que nous laissions l’Office décider lui-même comment exercer son pouvoir discrétionnaire, pourvu qu’il le fasse de manière raisonnable. (Arrêt Delta, précité, par. 31)
[56] La CSC a fourni une liste non exhaustive de facteurs potentiels qui pourraient être pris en considération par l’Office dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire. Il revient à l’Office de déterminer comment exercer son pouvoir discrétionnaire en vertu de l’article 37 de la LTC. La seule limite imposée par la CSC concerne le caractère raisonnable.
[57] Dans le cas présent, trois considérations pèsent en faveur de la décision de ne pas entendre la demande.
[58] Premièrement, la demande n’est pas dûment formulée suivant le régime législatif. M. Lukács souhaite que la demande soit examinée en vertu de l’article 111 du RTA plutôt qu’en vertu de l’article 172 du RTA, et ce, même si : elle concerne un cas de discrimination présumée fondé sur la corpulence; elle porte sur une présumée politique visant les personnes dont l’obésité constitue une déficience; elle est fondée sur une déclaration devant témoin qui décrit précisément des préoccupations relativement à l’obligation d’accommoder des personnes ayant une déficience; elle allègue la violation d’une disposition dont le seul recours est la suspension, l’annulation ou une la substitution de la disposition non conforme du tarif alors qu’aucune disposition tarifaire n’a été identifiée. Comme il a été souligné précédemment, l’Office estime que le raisonnement de M. Lukács à cet égard n’est pas convaincant. Il suggère que la demande puisse néanmoins avoir des répercussions quelconques au titre de l’article 172 du RTA et, par surcroît, que le paragraphe 67.2(1) de la LTC puisse vaguement être utile comme aide contextuelle, ce qui complique l’affaire plus que cela ne la précise. L’Office ne s’attend pas à ce que chaque demande soit parfaitement formulée, mais ce degré de confusion fait pencher la balance en faveur de la décision de ne pas entendre la demande.
[59] Deuxièmement, M. Lukács n’a fourni que de maigres éléments de preuve à l’appui de sa demande. M. Lukács laisse entendre que si l’Office a besoin d’éléments de preuve ou d’observations, il pourrait nommer un enquêteur ou mener une enquête pour obtenir cette preuve ainsi que les observations des intervenants. De telles étapes s’inscrivent dans les pouvoirs de l’Office, mais elles nécessitent l’utilisation de ressources limitées et ne sont pas généralement entreprises simplement pour combler des lacunes dans des demandes pour lesquelles les plaignants eux-mêmes auraient pu fournir une preuve plus exhaustive. L’insuffisance des éléments de preuve à l’appui de la demande de M. Lukács font également pencher la balance en faveur de la décision de ne pas entendre la demande.
[60] Troisièmement, le fait de rendre un jugement au sujet de la demande de M. Lukács viendrait recouper d’autres processus plus efficaces et efficients déjà en cours, à savoir l’élaboration de nouvelles règles sur le transport accessible. M. Lukács indique avec raison que le législateur a donné à l’Office des outils pour prévenir de manière prospective, et non pour simplement régler de manière rétrospective, les préjudices subis par des voyageurs. L’un des outils les plus importants parmi ceux-ci est la création de règles visant à éliminer et à prévenir les obstacles abusifs que rencontrent les voyageurs ayant une déficience. Le travail de rédaction d’un ensemble intégré et contraignant de règles sur le transport accessible est bien avancé. Ce travail a d’ailleurs nécessité des consultations avec le Comité consultatif sur l’accessibilité de l’Office, lequel est composé de nombreux représentants d’organismes de défense des droits des personnes ayant une déficience et de l’industrie du transport, ainsi que la réception de plus de 190 présentations, dont une de M. Lukács.
[61] Au cours de ces consultations, il est devenu évident que la question de savoir si le principe « une personne, un tarif » doit être appliqué aux vols internationaux est très complexe, certains intervenants et experts étant d’avis qu’une telle étape pourrait, à l’égard des transporteurs aériens étrangers, ne pas être conforme à certaines obligations du Canada établies en vertu de traités internationaux. Par conséquent, l’Office a déterminé que cette question, ainsi que plusieurs autres, continueront d’être examinées à la deuxième étape des travaux sur l’élaboration de règles sur le transport accessible, qui devrait commencer à la fin de 2019.
[62] Un examen général de la réglementation faisant appel à un éventail d’intervenants et d’experts compétents s’avère une méthode bien plus efficace et efficiente d’examiner les questions soulevées dans la demande que de rendre une décision dans le cadre d’une demande individuelle. Cela permettra à l’Office d’examiner les renseignements et les conseils soumis, entre autres, par les nombreux groupes qui représentent les passagers qui seraient directement concernés par l’affaire en question, ainsi que par les transporteurs aériens qui seraient tenus de fournir les accommodements requis.
[63] L’Office est également saisi d’une plainte présentée par le Conseil des Canadiens avec déficiences (CCD), un organisme national de défense des droits de la personne constitué de représentants d’organismes provinciaux œuvrant pour les personnes ayant une déficience à l’échelle du Canada ainsi que d’importants organismes nationaux du même secteur, contre Air Canada. Dans cette demande, le CCD allègue que l’impossibilité de recourir à une mesure d’adaptation fondée sur le principe « un passager, un tarif » à l’échelle internationale cause un obstacle abusif aux possibilités de déplacement des personnes ayant une déficience. L’Office a suspendu cette procédure, en partie au motif que le processus de modernisation de la réglementation est en cours, comme il a été souligné précédemment. Si ce processus ne permet pas de régler le problème, un jugement pourrait être rendu relativement à la plainte du CCD. La demande de M. Lukács recouperait par conséquent cette procédure.
[64] Enfin, l’Office a déjà statué que le jugement d’une demande déposée par un seul plaignant ne constitue pas la meilleure façon d’aborder la question systémique de savoir si le principe « un passager, un tarif » doit être appliqué aux services aériens internationaux. Par conséquent, l’Office a rejeté cet aspect d’une demande dans la décision no 324-AT-A-2015. Le 21 décembre 2015, la CAF a rejeté par décret une demande d’autorisation d’en appeler de cette décision. Une autre demande d’appel de la décision de la CAF a été soumise à la CSC (Sarah Cheung c. Office des transports du Canada et al., 2016 CanLII 53915 [CSC]), laquelle a également été rejetée.
CONCLUSION
[65] Étant donné que la demande de M. Lukács n’est pas dûment formulée suivant le régime législatif, qu’elle n’est fondée sur aucune preuve suffisante et que la tenue d’une audience viendrait recouper d’autres procédures plus efficaces et efficientes d’examiner les mêmes questions, l’Office conclut qu’il exercera son pouvoir discrétionnaire de ne pas entendre la demande.
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