Décision n° 13-AT-A-2018
DEMANDE présentée par Muhammad Sharif contre Air Canada exerçant également son activité sous le nom d’Air Canada rouge et d’Air Canada Cargo (Air Canada).
RÉSUMÉ
[1] Shafique Ahmad a déposé, au nom de son père, Muhammad Sharif, une demande auprès de l’Office des transports du Canada (Office) en vertu du paragraphe 172(1) de la Loi sur les transports au Canada, L.C. (1996), ch. 10, modifiée (LTC), contre Air Canada, alléguant que cette dernière n’a pas mis à sa disposition un des deux fauteuils roulants qui avaient été demandés et confirmés par le transporteur au moment de la réservation.
[2] Dans la présente décision, l’Office déterminera si Air Canada peut, sans se voir imposer une contrainte excessive, éliminer l’obstacle que M. Sharif a rencontré et, le cas échéant, quelles mesures correctives sont requises. Il se penchera également sur la demande d’indemnisation de M. Sharif pour de la souffrance et des inconvénients.
[3] Pour les motifs énoncés ci-après, l’Office conclut que l’obstacle peut être éliminé sans qu’Air Canada se voit imposer une contrainte excessive, et il ordonne à Air Canada de modifier sa politique et ses communications internes pour arriver à ce résultat. L’Office conclut également qu’il n’a pas compétence pour ordonner le paiement de l’indemnisation que réclame M. Sharif.
CONTEXTE
[4] Dans la décision n° LET-AT-A-77-2017, l’Office a conclu que M. Sharif est une personne ayant une déficience et qu’il a rencontré un obstacle à ses possibilités de déplacement lorsqu’Air Canada a tardé à fournir à M. Sharif l’assistance en fauteuil roulant qu’il a demandée avant le vol, du fait qu’elle a plutôt donné en priorité l’assistance à une personne qui n’a demandé un fauteuil roulant qu’au moment de débarquer de l’aéronef.
[5] L’Office a également ouvert les actes de procédure sur la question de de savoir si Air Canada peut, sans se voir imposer une contrainte excessive, éliminer cet obstacle – peut-être en modifiant ses politiques et ses pratiques afin d’assurer que, lorsqu’une personne ayant une déficience demande un fauteuil roulant au moins 48 heures avant un vol, elle le reçoive en priorité.
LA LOI
[6] La demande a été déposée en vertu du paragraphe 172(1) de la LTC, qui prévoit ce qui suit :
Même en l’absence de disposition réglementaire applicable, l’Office peut, sur demande, enquêter sur toute question relative à l’un des domaines visés au paragraphe 170(1) pour déterminer s’il existe un obstacle abusif aux possibilités de déplacement des personnes ayant une déficience.
[7] Dans cette décision, l’Office se penchera sur la question de savoir si Air Canada, sans se voir imposer une contrainte excessive, peut éliminer l’obstacle en apportant une modification générale à la règle, à la politique, à la pratique ou à la structure physique ou, si une modification générale n’est pas possible, en prenant une mesure d’accommodement.
POSITIONS DES PARTIES
Position d’Air Canada
[8] Air Canada indique qu’elle ne peut pas éliminer l’obstacle sans se voir imposer une contrainte excessive pour plusieurs raisons.
[9] Premièrement, Air Canada fait valoir qu’il serait impossible de prioriser l’assistance avec fauteuil roulant pour les personnes qui en font la demande au préalable, car une telle politique forcerait le transporteur à contrevenir à ses obligations en vertu du CFR, règle 14, partie 382, du département des Transports des États-Unis qui porte sur la non-discrimination fondée sur la déficience dans les transports aériens (règle 14, partie 382 du CFR). Air Canada affirme que cette règle, qui s’applique aux passagers qui voyagent à bord de tous les vols d’Air Canada en provenance ou à destination des États-Unis d’Amérique, ainsi qu’aux passagers qui voyagent à bord d’un vol de United Airlines exploité par Air Canada en partage de codes, interdit à un transporteur de faire une distinction entre des passagers qui déposent une demande préalable d’assistance avec fauteuil roulant et ceux qui ne le font pas.
[10] Air Canada affirme que si elle devait prioriser un passager ayant déposé au préalable une demande d’assistance avec fauteuil roulant plutôt qu’un autre qui prend un vol vers les États-Unis d’Amérique sans avoir déposé une demande au préalable, elle contreviendrait à ses obligations en vertu de la loi américaine et s’exposerait à une amende de 32 140 $US par infraction.
[11] Deuxièmement, Air Canada affirme qu’il serait préjudiciable, voire impossible, dans les aéroports d’accorder en priorité l’assistance avec fauteuil roulant aux personnes qui en auraient fait la demande au préalable. Air Canada indique que, selon le nombre de passagers qui demandent de l’assistance avec fauteuil roulant et le nombre d’agents affectés à la tâche, la façon la plus efficace et logique de fournir l’assistance à tous les passagers serait que le premier passager à descendre de l’aéronef soit servi en premier, peu importe qu’il ait ou déposé une demande préalable ou non. Selon Air Canada, ses agents doivent avoir une certaine marge de manœuvre pour faire preuve du meilleur jugement possible et ainsi pouvoir prêter assistance à tous ses passagers.
[12] Troisièmement, Air Canada fait valoir qu’il est essentiel pour elle de maintenir l’intégrité opérationnelle et que, pour veiller à ce que les passagers arrivent à temps pour leur vol de correspondance, ses agents doivent pouvoir traiter en priorité les passagers qui ont peu de temps entre deux vols. Selon Air Canada, le fait d’accorder la priorité de l’assistance avec fauteuil roulant à ceux qui en font la demande au préalable causerait un préjudice disproportionné à un passager qui requiert de l’assistance, mais ne l’a pas demandé au préalable, si ce passager devait manquer un vol de correspondance parce que la priorité a été donnée à un passager ayant déposé une demande au préalable, mais qui disposait de plus de temps avant son vol de correspondance.
[13] Quatrièmement, Air Canada fait valoir que des passagers peuvent avoir des raisons légitimes pour déposer des demandes de dernière minute; par exemple, un passager pourrait avoir une crise subite en raison d’un état de santé préexistant, ou encore l’état de santé d’un passager pourrait s’aggraver durant un vol, nécessitant que les agents de bord du transporteur lui prêtent assistance. Air Canada affirme qu’en fournissant l’assistance avec fauteuil roulant en priorité aux personnes qui en ont fait la demande au préalable, elle discrimine les passagers qui ne l’ont pas fait (puisque le besoin n’existait pas au moment de la réservation), mais qui ont néanmoins besoin d’autant d’assistance que tout autre passager en ayant fait la demande au préalable.
[14] Finalement, Air Canada affirme que des retards imprévus sont communs dans l’industrie du transport aérien; à la lumière du fait que des systèmes de distribution mondiale vendent des itinéraires où le délai entre deux vols est minimal, on informe les passagers qui requièrent de l’assistance qu’ils doivent s’assurer d’avoir suffisamment de temps entre deux vols. Selon Air Canada, le court retard qu’a subi M. Sharif n’est pas déraisonnable puisqu’on l’a aidé rapidement, et même si l’Office a conclu que le retard était un obstacle aux possibilités de déplacement de M. Sharif, Air Canada fait valoir qu’un retard de sept ou huit minutes ne constitue pas un obstacle abusif.
Position de M. Sharif
[15] M. Sharif indique qu’il n’est pas discriminatoire pour un transporteur de fournir de l’assistance à un passager qui a demandé d’avance une assistance avec fauteuil roulant avant le passager l’ayant demandé à la dernière minute. M. Sharif croit qu’il est plus discriminatoire d’aider des passagers qui n’en ont pas fait la demande au préalable avant ceux qui l’ont fait.
[16] M. Sharif indique également qu’Air Canada n’a pas prouvé ni même affirmé qu’un autre passager avait eu priorité sur lui en raison d’un délai plus court avant un vol de correspondance. De plus, M. Sharif convient qu’une exception à une telle priorité pourrait se produire en cas d’urgence; mais au cours des événements de la présente demande, Air Canada n’a pas allégué qu’il y avait eu de telles urgences. De plus, M. Sharif fait valoir que même en situation d’urgence, Air Canada a l’obligation morale et légale d’informer un passager ayant demandé de l’assistance au préalable, et de lui demander la permission, avant de donner la priorité à quelqu’un d’autre.
ANALYSE ET DÉTERMINATIONS
[17] Air Canada affirme que selon la règle 14, partie 382 du CFR, il est légalement interdit de faire de la discrimination entre des passagers qui demandent au préalable de l’assistance avec fauteuil roulant et des passagers qui ne le font pas. Air Canada laisse entendre qu’elle contreviendrait à la loi américaine si elle devait accorder la priorité à des passagers ayant demandé au préalable de l’assistance avec fauteuil roulant plutôt qu’à des passagers en provenance ou à destination des États-Unis d’Amérique qui n’ont pas présenté de demande préalable.
[18] L’Office note que la règle 14, partie 382 du CFR prévoit qu’un transporteur ne doit pas exiger qu’un passager ayant une déficience donne un préavis pour recevoir de l’assistance, mais elle ne semble pas interdire qu’on traite en priorité, pour déterminer qui recevra les fauteuils roulants en premier, ceux qui l’ont fait. L’Office conclut qu’Air Canada n’a pas démontré que la priorisation de l’assistance avec fauteuil roulant à ceux qui en font la demande au préalable ferait en sorte qu’elle contreviendrait à la règle 14, partie 382 du CFR.
[19] Air Canada fournit également divers arguments qui démontrent en quoi des difficultés de logistique et d’application surviendraient s’il fallait prioriser l’assistance avec fauteuil roulant à ceux qui présentent une demande préalable. Selon les présentations d’Air Canada à cet égard, cela signifie que ce n’est pas parce qu’un passager a demandé au préalable de l’assistance avec fauteuil roulant qu’il recevra l’assistance plus rapidement. Si cela s’avère, on serait porté à croire que les passagers qui présentent de telles demandes perdent possiblement leur temps. De plus, il est raisonnable de présumer qu’il y a un certain lien à faire entre l’ampleur des difficultés d’un passager à se déplacer et la probabilité qu’il présente une demande préalable pour de l’assistance avec fauteuil roulant, de sorte que si on n’accorde aucun poids à ces demandes, on ouvre la porte à la discrimination.
[20] Cela dit, l’Office convient avec Air Canada qu’une politique trop rigide visant à donner la priorité aux demandes préalables pour de l’assistance avec fauteuil roulant pourrait avoir des conséquences négatives non souhaitées, y compris dans le contexte d’urgences médicales et particulièrement dans le cas de délais serrés entre deux vols.
[21] À la lumière de ce qui précède, l’Office conclut qu’Air Canada n’a pas prouvé qu’elle se verrait imposer une contrainte excessive si elle fournissait l’assistance avec fauteuil roulant en priorité aux passagers qui en font la demande au préalable, à condition que cette priorisation ne soit pas absolue et puisse laisser une certaine marge de manœuvre dans des circonstances exceptionnelles.
[22] En ce qui a trait à la demande de M. Sharif qui réclame le remboursement du montant total de son billet à titre d’indemnisation pour réduire l’anxiété et le trouble que lui et sa conjointe ont subis, l’Office n’a pas compétence pour ordonner une indemnisation pour des inconvénients, de la douleur ou de la souffrance, comme il l’a indiqué dans des décisions antérieures, par exemple dans la décision no 18-C-A-2015 (Enisz c. Air Canada) et la décision no 55‑C‑A‑2014 (Brine c. Air Canada). L’Office rejette donc la demande d’indemnisation de M. Sharif.
ORDONNANCE
[23] L’Office ordonne à Air Canada de :
- modifier sa politique et ses procédures concernant la fourniture d’assistance avec fauteuil roulant pour veiller à ce que la priorité soit donnée aux passagers qui en font la demande au préalable, sauf dans des circonstances exceptionnelles comme des urgences médicales, ou particulièrement en cas de délais serrés avant un vol de correspondance qui justifierait de donner la priorité aux passagers qui n’ont pas présenté de demande préalable;
- publier, à l’intention de l’ensemble du personnel du service Meda d’Air Canada ainsi que du personnel et des agents qui fournissent une assistance avec fauteuil roulant, un bulletin qui communique clairement les politiques et les procédures révisées, et qui explique comment elles doivent être appliquées.
[24] Air Canada a jusqu’au 9 avril 2018 pour prendre ces mesures.
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