Décision n° 435-AT-A-2005

le 8 juillet 2005

le 8 juillet 2005

DEMANDE déposée par Eddy Morten en vertu du paragraphe 172(1) de la Loi sur les transports au Canada, L.C. (1996), ch. 10, concernant l'exigence d'Air Canada qu'il voyage avec un accompagnateur.

Référence no U3570/05-9


DEMANDE

[1] Le 1er février 2005, Eddy Morten a déposé auprès de l'Office des transports du Canada (ci-après l'Office) la demande énoncée dans l'intitulé.

[2] Le 7 mars 2005, Air Canada a déposé sa réponse à la demande, et fourni une copie du dossier passagers faisant état du voyage de M. Morten. Le 8 mars 2005, Air Canada a déposé des documents à l'appui de sa réponse, notamment des extraits du tarif pertinent, des extraits du manuel du transporteur sur les mesures de sécurité et d'urgence, et des extraits des procédures que doit suivre le personnel du Service médical (Meda Desk) d'Air Canada. Le 14 mars 2005, M. Morten a déposé sa réplique à la réponse du transporteur.

[3] Aux termes du paragraphe 29(1) de la Loi sur les transports au Canada (ci-après la LTC), l'Office est tenu de rendre sa décision au plus tard 120 jours après la date de réception de la demande, sauf s'il y a accord entre les parties pour une prolongation du délai. Dans le cas présent, les parties ont convenu de prolonger le délai jusqu'au 14 juillet 2005.

QUESTION PRÉLIMINAIRE

[4] Même si Air Canada a déposé sa réponse et les documents à l'appui de celle-ci après l'échéance prescrite, l'Office, conformément à l'article 4 des Règles générales de l'Office des transports du Canada, DORS/2005-35 (ci-après les règles générales), les accepte les jugeant pertinents et nécessaires à l'examen de la présente affaire.

QUESTION

[5] L'Office doit déterminer si l'exigence d'Air Canada voulant que M. Morten voyage avec un accompagnateur a constitué pour lui un obstacle abusif à ses possibilités de déplacement et, le cas échéant, les mesures correctives qui doivent être prises.

FAITS

[6] Eddy Morten est sourd et aveugle et il utilise un chien-guide pour l'aider. Il utilise aussi un dispositif électronique pour communiquer avec les personnes qui ne connaissent pas l'American Sign Language, et il communique également à l'aide de fiches préimprimées sur lesquelles de simples phrases d'usage courant sont inscrites.

[7] Le 12 août 2004, M. Morten a pris des dispositions par l'entremise d'une agence de voyage pour faire un voyage aller-retour entre Vancouver (Colombie-Britannique), au Canada, et San Francisco, Californie, aux États-Unis d'Amérique, sur des vols d'Air Canada dont le départ était prévu le 30 septembre 2004 et le retour le 4 octobre 2004. Au moment de la réservation, M. Morten a informé l'agent de voyage qu'il est sourd et aveugle et qu'il avait besoin d'aide uniquement pour situer la porte d'embarquement et pour se rendre à l'aire d'arrivée à destination. Le 31 août 2004, l'agent de voyage a informé M. Morten que le transporteur refusait de lui permettre de voyager sans l'aide d'un accompagnateur.

[8] Air Canada a estimé que M. Morten n'était pas autonome. À la suite de l'exigence du transporteur que M. Morten voyage avec un accompagnateur, Air Canada a offert au passager un tarif aérien pour son accompagnateur au même prix que celui de son propre billet, ou un remboursement complet du prix de son billet. M. Morten a demandé le remboursement de son billet, et il en a obtenu le plein remboursement.

POSITIONS DES PARTIES

M. Morten

[9] M. Morten indique qu'il a informé à fond son agent de voyage de sa déficience. M. Morten déclare qu'il est parfaitement capable de voyager de façon autonome avec l'aide de son chien-guide, de son dispositif électronique lui permettant de communiquer et de ses fiches préimprimées. M. Morten fait valoir que le refus d'Air Canada de le laisser voyager seul lui a causé un obstacle financier. Il déclare qu'il vit de façon autonome sans autre aide que celle de son chien-guide, et qu'il n'a pas accès à un accompagnateur.

[10] Dans sa réplique à la réponse d'Air Canada, M. Morten indique qu'il n'est pas d'accord avec l'image de lui-même qu'Air Canada s'est faite, soit celle d'une personne non autonome et qui n'est pas en mesure de répondre à ses propres besoins. M. Morten n'est également pas d'accord avec l'affirmation d'Air Canada qu'il ne pourrait comprendre les instructions qui lui seraient données dans le cas d'une évacuation d'urgence. M. Morten avance qu'il a voyagé seul jusqu'à Milan, en Italie, en juin 1991 et jusqu'à San Francisco en juin 2004, sans incident, sur des vols d'Air Canada. Il explique qu'il comprend les procédures d'urgence à bord d'un aéronef et qu'il a appris et « très bien compris » les procédures d'urgence en prêtant attention aux exposés des agents de bord sur les procédures d'urgence, en écoutant les films et en lisant les brochures sur les mesures d'urgence. M. Morten déclare qu'il sait que les gilets de sauvetage sont sous les sièges, que les masques à oxygène viendront du plafond et que le sac malaise est attaché au siège avant. De plus, il déclare qu'il a appris une nouvelle façon d'évacuer l'appareil en suivant l'éclairage le long de l'allée jusqu'aux sorties de secours.

[11] M. Morten explique qu'il a élaboré un système de fiches imprimées au recto et en braille au verso, afin de communiquer avec les agents de bord. Quelques unes de ces fiches véhiculent les messages suivants : [traduction libre]

  1. « Alerte - suivez-moi immédiatement »;
  2. « Alerte - rendez-vous à la sortie de secours »;
  3. « Contrôle de sécurité »;
  4. « Puis-je utiliser votre convertisseur braille »; et
  5. « Si vous désirez me dire quelque chose, veuillez me demander d'utiliser mon convertisseur braille ».

[12] M. Morten est d'avis qu'Air Canada n'a pas écouté les éclaircissements que lui-même, des représentants et des amis ont essayé de faire passer au transporteur lors des conversations téléphoniques à propos des fiches préimprimées.

[13] M. Morten fait également référence au code de pratiques de l'Office qui vise l'élimination des entraves à la communication avec les voyageurs ayant une déficience (ci-après le code de pratiques), notamment au passage qui dispose que les employés doivent être au courant du signe universel servant à indiquer qu'il y a situation d'urgence, lequel consiste à tracer du bout du doigt la lettre X dans le dos de la personne qui est sourde et aveugle. M. Morten déclare de plus qu'on n'aurait qu'à remettre à une personne qui est sourde et aveugle la fiche d'information appropriée concernant les situations d'urgence puisque ces fiches sont toujours fournies par le transporteur avant le départ du vol. M. Morten explique que le code de pratiques fait également référence à l'utilisation par une personne qui est sourde et aveugle de fiches d'aide préimprimées pour transmettre des messages visant notamment à aviser de son mode de communication préféré.

[14] M. Morten prétend qu'Air Canada n'a pas essayé de savoir s'il était totalement aveugle ou non, et qu'être aveugle au sens de la loi ne veut pas dire qu'un individu est totalement aveugle. Il déclare qu'une personne peut avoir suffisamment de vision pour pouvoir suivre les autres passagers jusqu'à une sortie d'urgence au besoin.

Air Canada

[15] Air Canada souligne que l'agent de voyage de M. Morten a décrit celui-ci comme ayant des déficiences visuelle et auditive profondes. Air Canada souligne également qu'à la suite de conversations entre le personnel de son Service médical (Meda Desk), l'agent de voyage et le représentant de M. Morten, et d'autres conversations entre l'Office et Air Canada, il a été conclu :

  • que M. Morten est profondément sourd et aveugle;
  • qu'il communique à l'aide d'un appareil spécial qui comprend un clavier et un écran que les personnes utilisent pour taper ce qu'elles veulent lui dire et lui, à son tour, tape sa réponse qui apparaît sur l'écran; et
  • qu'il ne pourrait pas comprendre les instructions qui lui seraient adressées lors d'une évacuation d'urgence.

[16] Air Canada avance que malgré le fait que M. Morten se prétend « capable de voyager de façon autonome », cette affirmation n'est pas suffisante au sens de la définition d'autonomie prévue au tarif du transporteur. Air Canada donne à entendre qu'elle a, pour ces motifs, estimé que M. Morten n'était pas autonome selon la définition de son tarif applicable, et, par conséquent, a refusé de le transporter sans accompagnateur. Air Canada fait remarquer que son analyse a été effectuée de façon très rigoureuse, sans égard au fait que son tarif prévoit que les personnes sourdes et aveugles seront transportées seulement si elles sont accompagnées. Air Canada estime que de nombreux échanges ont eu lieu entre plusieurs de ses agents et des amis ou représentants de M. Morten, et des membres du personnel de l'Office, afin de déterminer le degré d'autonomie de M. Morten, eu égard aux dispositions du tarif d'Air Canada. Elle soutient qu'elle a également consulté Transports Canada au sujet de cette affaire.

[17] Air Canada fait référence aux passages suivants tirés de son tarif transfrontalier : [traduction libre]

DÉFINITIONS - Les passagers qui paient un tarif aérien seront considérés comme des personnes ayant une déficience si leur état mental, physique ou des troubles médicaux exigent une aide particulière lors de l'embarquement, au cours du vol, lors d'une évacuation d'urgence ou dans le cadre des services au sol, aide qui n'est pas ordinairement offerte aux autres passagers.

« Autonome » - une personne qui ne dépend pas de quelqu'un d'autre et qui est en mesure de subvenir à tous ses besoins physiques au cours d'un vol, lors d'une évacuation d'urgence ou pendant une décompression en vol. Cette personne n'exige aucune attention particulière ou soin spécial autre que l'attention et les soins ordinairement offerts au grand public, à l'exception de l'aide à l'embarquement ou au débarquement.

« Non autonome » - une personne qui ne répond pas aux critères de la définition précédente.

[18] Air Canada prétend que bien que M. Morten ait voyagé avec Air Canada sans accompagnateur dans le passé, ces voyages n'étaient pas conformes aux dispositions de son tarif applicable, et lui-même et les autres passagers ont été extrêmement chanceux qu'aucune situation d'urgence ne soit survenue. Air Canada déclare que même si les situations d'urgence sont rares, toutes les mesures d'urgences sont établies en fonction du risque que comporte une situation d'urgence. Ainsi, Air Canada déclare que les expériences de voyages antécédentes de M. Morten ne peuvent pas être interprétées comme une indication d'autonomie puisque la définition de ce terme englobe les situations d'urgence et de décompression en vol.

[19] Air Canada avance que toute responsabilité à l'égard des besoins des personnes ayant une déficience doit être considérée en fonction de sa principale obligation qui est d'abord et avant tout d'assurer la sécurité de tous les passagers. Le transporteur déclare que lorsqu'une situation d'urgence survient qui oppose les principes d'accessibilité et ceux de sécurité, et « lorsqu'on ne peut répondre par d'autres moyens au besoin d'accessibilité » [traduction libre], Air Canada choisira d'agir pour assurer la sécurité de tous les passagers.

[20] En ce qui a trait à la présente affaire, Air Canada maintient que laisser un passager qui n'est pas autonome seul au cours d'une évacuation d'urgence pourrait nuire à la sécurité de tous les passagers puisqu'une telle situation pourrait ralentir les procédures d'évacuation. Air Canada déclare que le succès d'une procédure d'évacuation d'urgence dépendra de la communication efficace des mesures de sécurité, des directives et des procédures d'évacuation à tous les passagers, et fait remarquer que les directives à ce sujet sont données verbalement et visuellement. Air Canada avance que les agents de bord ne peuvent, par mesure de sécurité, être tenus de répondre aux besoins d'un passager en particulier et d'utiliser différentes méthodes de communication avec ce passager au cours d'une évacuation d'urgence. De plus, Air Canada avance qu'il serait irresponsable de s'attendre à ce qu'un agent de bord ou un passager qui n'est pas l'accompagnateur puisse essayer de communiquer des directives à M. Morten par le truchement de son clavier et de son écran, et qu'un autre passager ne peut être tenu d'aider un passager qui n'est pas autonome au cours d'une situation d'urgence.

[21] Air Canada fait référence aux observations de Transports Canada qui sont énoncées dans la décision de l'Office no 289-AT-A-2003 en date du 23 mai 2003, dans le cas Cathrine Dominie contre I.M.P. Group Limited, exerçant son activité sous le nom, entre autres, de CanJet Airlines, une filiale de I.M.P. Group Limited. Ces extraits spécifient que bien qu'il n'existe pas de règlement qui exige qu'un passager ayant une déficience à la fois visuelle et auditive voyage avec un accompagnateur, le Règlement de l'aviation canadien, DORS/96-433 exige que les procédures d'urgence soient présentées aux fins d'approbation à Transports Canada et, une fois approuvées, le transporteur aérien doit s'y conformer. Transports Canada mentionne aussi que « les exploitants aériens estiment qu'un accompagnateur est nécessaire pour les voyageurs ayant certaines déficiences en raison de la nature de diverses situations d'urgence qui pourraient survenir à bord de l'aéronef ... ».

Transports Canada soutient qu'en raison des situations comme la décompression en vol ou un atterrissage d'urgence et l'évacuation lors des phases de décollage ou d'atterrissage du vol, il est préoccupé par le fait qu'un passager ayant une déficience visuelle ou auditive n'entendrait pas les procédures et les commandements d'urgence oraux, et il ne verrait pas les actions des autres passagers. Sans un accompagnateur pour aider ce passager, ce n'est pas seulement la sécurité du passager qui pourrait être compromise, mais il y a aussi une possibilité qu'au cours d'une évacuation ce passager puisse nuire à l'évacuation des autres.

Transports Canada précise que le [Règlement de l'aviation canadien] est conçu pour la sécurité collective de tous les occupants de l'aéronef. Transports Canada soutient que la sécurité collective de tous les passagers et de l'équipage doit avoir priorité sur les exigences personnelles d'un seul passager. Transports Canada estime que la décision prise par les exploitants aériens de mettre en œuvre une procédure obligeant un passager ayant une déficience visuelle ou auditive à être accompagné par une personne qui serait assise à côté de ce passager et qui en serait responsable assurerait que ce passager bénéficie du même niveau de sécurité que celui offert aux autres voyageurs.

[22] Bien qu'Air Canada reconnaisse que M. Morten est une personne ayant une déficience et que l'exigence qu'il voyage avec un accompagnateur puisse être perçue comme un obstacle, Air Canada avance que cet obstacle n'est pas abusif puisqu'il est fondé sur une question de sécurité.

[23] Air Canada déclare que puisqu'elle a déterminé que M. Morten n'était pas autonome, elle lui a offert pour son accompagnateur un tarif aérien équivalent à celui de son propre billet, même si ce tarif n'était plus disponible, ou un remboursement complet du tarif payé, même si ce tarif n'était pas remboursable.

ANALYSE ET CONSTATATIONS

[24] Pour en arriver à ses constatations, l'Office a tenu compte de tous les éléments de preuve soumis par les parties au cours des plaidoiries.

[25] La demande doit être présentée par une personne ayant une déficience ou en son nom. Dans la présente affaire, M. Morten est sourd et aveugle. Il est donc une personne ayant une déficience aux fins de l'application des dispositions d'accessibilité de la LTC.

[26] Pour déterminer s'il existe un obstacle abusif aux possibilités de déplacement des personnes ayant une déficience au sens du paragraphe 172(1) de la LTC, l'Office doit d'abord déterminer si les possibilités de déplacement de la personne qui présente la demande ont été restreintes ou limitées par un obstacle. Le cas échéant, l'Office doit alors décider si l'obstacle était abusif. Pour répondre à ces questions, l'Office doit tenir compte des circonstances de l'affaire dont il est saisi.

Les possibilités de déplacement ont-elles été restreintes ou limitées par un obstacle ?

[27] L'expression « obstacle » n'est pas définie dans la LTC, ce qui donne à penser que le Parlement ne voulait pas limiter la compétence de l'Office compte tenu de son mandat d'éliminer les obstacles abusifs dans le réseau de transport de compétence fédérale. De plus, le terme « obstacle » a un sens large et s'entend habituellement d'une chose qui entrave le progrès ou la réalisation.

[28] Pour déterminer si une situation constitue ou non un « obstacle » aux possibilités de déplacement d'une personne ayant une déficience dans un cas donné, l'Office se penche sur les déplacements de cette personne qui sont relatés dans la demande. Dans le passé, l'Office a conclu qu'il y avait eu des obstacles dans plusieurs circonstances différentes. Par exemple, dans certains cas des personnes n'ont pas pu voyager, d'autres ont été blessées durant leurs déplacements (notamment quand l'absence d'installations convenables durant le déplacement affecte la condition physique du passager) et d'autres encore ont été privées de leurs aides à la mobilité endommagées pendant le transport. De plus, l'Office a identifié des obstacles dans les cas où des personnes ont finalement été en mesure de voyager, mais les circonstances découlant de l'expérience ont été telles qu'elles ont miné leur sentiment de confiance, de dignité, de sécurité, situation qui pourrait décourager ces personnes de voyager à l'avenir.

Le cas présent

[29] L'Office remarque que M. Morten vit seul, avec l'aide de son chien-guide, et qu'il prétend pouvoir voyager de façon autonome à l'aide de son chien-guide, de son appareil de communication électronique et de ses fiches préimprimées. M. Morten déclare qu'il a voyagé seul dans le passé, à Milan, Italie, en juin 1991 et à San Francisco, en juin 2004, avec Air Canada dans les deux cas. Dans le cas présent, le 12 août 2004, M. Morten a fait une réservation pour voyager de Vancouver à San Francisco, après quoi des discussions ont été menées au sujet de son autonomie. À cet égard, l'Office prend note de la déclaration d'Air Canada à savoir que des entretiens avaient également eu lieu entre des membres du personnel de l'Office et du transporteur afin de déterminer le degré d'autonomie de M. Morten, eu égard aux dispositions du tarif d'Air Canada. Il est toutefois à noter que ces entretiens ont eu lieu en septembre 2004, soit après qu'Air Canada ait informé l'agent de voyage de M. Morten, le 31 août 2004, que celui-ci ne serait pas autorisé à voyager seul et avant le dépôt de la présente demande de M. Morten auprès de l'Office le 1er février 2005. De plus, les entretiens précités ont porté, entre autres choses, sur la question du transport des personnes sourdes et aveugles, en général, et sur la situation de M. Morten, en particulier, dans un effort pour trouver une solution avant la date de son voyage. Il est toutefois à noter que lors de ces entretiens, l'Office n'est pas intervenu formellement relativement à cette affaire puisqu'à l'époque, il n'avait pas été saisi d'une demande concernant le voyage de M. Morten avec Air Canada.

[30] Ayant identifié M. Morten comme étant une personne non autonome, Air Canada a exigé qu'il voyage avec un accompagnateur, tel qu'il est prévu dans le tarif du transporteur. Vu cette exigence, M. Morten n'a pu voyager puisque cette situation lui imposait un « obstacle financier » et qu'il n'avait pas accès à un accompagnateur.

[31] À la lumière de ce qui précède, l'Office détermine que l'exigence d'Air Canada, dans ce cas particulier, que M. Morten voyage avec un accompagnateur de Vancouver à San Francisco a constitué un obstacle à ses possibilités de déplacement vu les répercussions de cette exigence pour M. Morten, puisqu'il n'a pas pu voyager.

L'obstacle était-il abusif ?

[32] À l'instar du terme « obstacle », l'expression « abusif » n'est pas définie dans la LTC, ce qui permet à l'Office d'exercer sa discrétion pour éliminer les obstacles abusifs dans le réseau de transport de compétence fédérale. Le mot « abusif » a également un sens large et signifie habituellement que quelque chose dépasse ou viole les convenances ou le bon usage (excessif, immodéré, exagéré). Comme une chose peut être jugée exagérée ou excessive dans un cas et non dans un autre, l'Office doit tenir compte du contexte de l'allégation d'obstacle abusif. Dans cette approche contextuelle, l'Office doit trouver un juste équilibre entre le droit des passagers ayant une déficience d'utiliser le réseau de transport de compétence fédérale sans rencontrer d'obstacles abusifs, et les considérations et responsabilités commerciales et opérationnelles des transporteurs. Cette interprétation est conforme à la politique nationale des transports établie à l'article 5 de la LTC et plus précisément au sous-alinéa 5g)(ii) de la LTC qui précise, entre autres, que les modalités en vertu desquelles les transporteurs ou modes de transport exercent leurs activités ne constituent pas, dans la mesure du possible, un obstacle abusif aux possibilités de déplacement des personnes ayant une déficience.

[33] L'industrie des transports élabore ses services pour répondre aux besoins des utilisateurs. Les dispositions d'accessibilité de la LTC exigent quant à elles que les fournisseurs de services de transport du réseau de transport de compétence fédérale adaptent leurs services dans la mesure du possible aux besoins des personnes ayant une déficience. Certains empêchements doivent toutefois être pris en considération, par exemple les mesures de sécurité que les transporteurs doivent adopter et appliquer, les horaires qu'ils doivent s'efforcer de respecter pour des raisons commerciales, la configuration du matériel et les incidences d'ordre économique qu'aura l'adaptation d'un service sur les transporteurs aériens. Ces empêchements peuvent avoir une incidence sur les personnes ayant une déficience. Ainsi, ces personnes ne pourront pas nécessairement embarquer avec leur propre fauteuil roulant, elles peuvent devoir arriver à l'aérogare plus tôt aux fins de l'embarquement et elles peuvent devoir attendre plus longtemps pour obtenir de l'assistance au débarquement que les personnes n'ayant pas de déficience. Il est impossible d'établir une liste exhaustive des obstacles qu'un passager ayant une déficience peut rencontrer et des empêchements que les fournisseurs de services de transport connaissent dans leurs efforts pour répondre aux besoins des personnes ayant une déficience. Il faut en arriver à un équilibre entre les diverses responsabilités des fournisseurs de services de transport et le droit des personnes ayant une déficience à voyager sans rencontrer d'obstacle, et c'est dans cette recherche d'équilibre que l'Office applique le concept d'obstacle abusif.

Le cas présent

[34] Ayant déterminé que l'exigence d'Air Canada que M. Morten voyage avec un accompagnateur a constitué un obstacle à ses possibilités de déplacement, l'Office doit maintenant déterminer si cet obstacle était abusif.

[35] L'Office reconnaît que M. Morten vit de façon autonome, avec l'aide d'un animal aidant, et qu'il utilise un appareil électronique lui permettant de communiquer avec les personnes qui ne connaissent pas l'American Sign Language, ainsi que des fiches préimprimées.

[36] L'Office prend acte de la déclaration d'Air Canada selon laquelle toute responsabilité à l'égard des besoins des personnes ayant une déficience doit être considérée en fonction de sa principale obligation qui est d'abord et avant tout d'assurer la sécurité de toutes ses activités. À cet égard, l'Office prend note qu'Air Canada, malgré la disposition de son tarif qui précise que les personnes sourdes et aveugles ne sont pas autonomes, a analysé la question de la déficience de M. Morten sous tous les angles avec l'agent de voyage de celui-ci et avec son représentant. C'est seulement après avoir réalisé ces consultations qu'Air Canada a conclu que M. Morten n'était pas autonome et qu'il avait donc besoin d'un accompagnateur, tel qu'il est prévu au tarif applicable du transporteur. En prenant sa décision, Air Canada a tenu compte des répercussions éventuelles sur la sécurité si elle permettait à M. Morten de voyager seul, y compris la possibilité, au cours d'une évacuation d'urgence, que M. Morten nuise non seulement à sa propre sécurité mais également à celle des autres passagers.

[37] L'Office prend note qu'Air Canada fait référence à la décision de l'Office no 289-AT-A-2003 en date du 23 mai 2003, dans laquelle Transports Canada a admis être préoccupé par la possibilité qu'un passager ayant une déficience à la fois visuelle et auditive ne puisse entendre les procédures et les commandements d'urgence qui seraient donnés verbalement ni voir les mesures prises par les autres passagers dans le cas de situations telles que la décompression en vol, un atterrissage d'urgence ou une évacuation au cours des phases de décollage ou d'atterrissage. Transports Canada affirme de plus que la sécurité commune des passagers et de l'équipage doit l'emporter sur les exigences personnelles d'un seul passager.

[38] À la lumière de ce qui précède, l'Office est d'avis qu'Air Canada a tenu compte de la nature particulière de la déficience de M. Morten et des questions de sécurité qu'elle a jugées pertinentes et, bien qu'il reconnaisse les difficultés causées à M. Morten, l'Office accepte l'évaluation d'Air Canada qui exige que M. Morten voyage avec un accompagnateur à cause de questions de sécurité dans le cas d'une évacuation d'urgence ou d'une décompression en vol.

CONCLUSION

[39] Compte tenu des constatations qui précèdent, l'Office a déterminé que bien que l'exigence d'Air Canada que M. Morten voyage avec un accompagnateur ait constitué un obstacle à ses possibilités de déplacement, l'obstacle n'était pas abusif. Pour ces motifs, l'Office n'envisage aucune mesure relativement à cette affaire.


OPINION DISSIDENTE DE MARY-JANE BENNETT, MEMBRE DE L'OFFICE

[40] Par le biais de la lettre envoyée à M. Morten avec la présente décision, M. Morten a été informé que la question de l'imposition d'un tarif aérien pour l'accompagnateur dans le contexte des voyages effectués entre des points situés au Canada sera traitée dans le cadre de l'audience d'une portée beaucoup plus large que mène actuellement l'Office. Aussi, l'impact financier que représente l'imposition d'un tel tarif aérien ne sera pas examiné dans le cadre de la présente affaire, de sorte que la seule question en litige est l'exigence du transporteur que M. Morten voyage avec un accompagnateur.

[41] La majorité des membres ont perçu l'exigence que M. Morten voyage avec un accompagnateur comme étant un obstacle à ses possibilités de déplacement. À mon avis à titre de membre, le fait qu'un passager profondément sourd et aveugle soit tenu de voyager avec un accompagnateur exprime plutôt un souci légitime en matière de sécurité, et n'est pas un obstacle aux possibilités de déplacement de M. Morten.

[42] En ce qui a trait aux règles de sécurité, le paragraphe 705.104(2) du Règlement de l'aviation canadien, DORS/96-433 exige qu'un exploitant aérien attribue à chaque membre d'équipage les fonctions que celui-ci doit exercer lors d'une évacuation d'urgence et qu'il démontre comment ces fonctions peuvent répondre adéquatement aux situations d'urgence qui peuvent raisonnablement être anticipées. Une fois que ces procédures d'urgence sont présentées à Transports Canada et approuvées par celui-ci, le transporteur aérien est tenu de les suivre. Air Canada a fait référence à un autre cas dont l'Office a été saisi où Transports Canada a énoncé que même s'il n'existe pas de règlement spécifique exigeant qu'un passager ayant une déficience visuelle et auditive voyage avec un accompagnateur, une telle exigence devient obligatoire si elle fait partie des procédures d'urgence qui ont été déposées auprès de Transports Canada et approuvées par celui-ci. À cet égard, Air Canada est tenue de se conformer à cette exigence.

[43] De plus, pour déterminer si une personne est autonome ou non aux termes des règles tarifaires canadiennes énoncées dans le tarif portant le numéro NTA(A) 241 déposé auprès de l'Office, qui interdisent à un passager sourd et aveugle de voyager sans accompagnateur, Air Canada examine quatre critères :

  1. si le passager est autonome et indépendant;
  2. si le passager est en mesure de subvenir à ses propres besoins physiques au cours du vol;
  3. si le passager est capable de subvenir à ses propres besoins lors d'une évacuation d'urgence ou d'une décompression en vol;
  4. si le passager n'exige aucune attention particulière ou soin spécial autre que l'attention et les soins ordinairement offerts au grand public, à l'exception de l'aide à l'embarquement ou au débarquement.

[44] Après de nombreux échanges de renseignements entre Air Canada, le personnel du Service médical d'Air Canada (Meda Desk), l'agent de voyage et ou l'ami de M. Morten qui a téléphoné en son nom, et après plusieurs conversations avec le personnel de Transports Canada et de l'Office, le transporteur a conclu que M. Morten est profondément sourd et aveugle puisqu'il communique à l'aide d'un dispositif spécial comprenant un écran et un clavier sur lequel les personnes peuvent taper ce qu'elles veulent lui dire et celui-ci peut répondre en tapant ensuite son message. À ce titre, Air Canada a conclu que M. Morten serait incapable d'assimiler les instructions qui lui seraient données au cours d'une évacuation d'urgence.

[45] Plus particulièrement, au cours d'une évacuation d'urgence, d'un atterrissage d'urgence ou dans le cas d'une décompression en vol, la sécurité d'un passager ayant une déficience visuelle et auditive pourrait être grandement compromise. De même, au cours d'une évacuation d'urgence, la sécurité de tous les passagers pourrait être menacée.

[46] Pour sa part, Air Canada a conclu que M. Morten pourrait nuire à la sécurité de tous les passagers au cours d'une évacuation d'urgence puisqu'il pourrait retarder la procédure d'évacuation. Les agents de bord doivent s'acquitter de tâches spécifiques lors d'une évacuation et on ne peut leur demander sans répercussions sur la sécurité de répondre aux besoins d'un seul passager. Air Canada a déterminé qu'au cours d'une évacuation, les directives sont données verbalement et visuellement et qu'il serait irresponsable de demander à un agent de bord de communiquer les directives à M. Morten au moyen de son clavier et de son écran.

[47] La Cour d'appel fédérale, dans l'affaire Via Rail Canada Inc. c. l'Office national des transports (C.A.), [2001] 2 C.F. 25 fait référence à la définition d'obstacle dans le Concise Oxford Dictionary comme étant « quelque chose qui entrave le progrès ». À titre de membre, je suis d'avis que l'exigence du tarif est raisonnable en ce qu'elle met l'accent sur le transport sécuritaire des passagers, y compris ceux qui ont une déficience visuelle et auditive. Qui plus est, Air Canada a appliqué les dispositions de son tarif de façon juste et non arbitraire après avoir tenu de nombreuses consultations. La considération sérieuse de la sécurité de l'équipage et des passagers, y compris celle de M. Morten, n'entrave pas le progrès. Si Air Canada ne tenait pas compte des exigences de sécurité prévues au Règlement de l'aviation canadien et à son tarif applicable, elle contreviendrait ainsi aux dispositions en cause. Les dispositions du tarif et l'application de ces dispositions par Air Canada ne constituent pas un obstacle, et pour ces motifs, je n'ai pas à examiner l'aspect abusif d'un obstacle qui, à mon avis, n'existe pas.

Date de modification :